Refus de témoigner
explications une fascination qui bascule vite
dans la mauvaise volonté. Curieusement, les SS avaient un décor de tatouages
sous les aisselles. Même procédé pour l’honneur et pour la honte.
Ce tatouage suscita en moi une nouvelle prise de conscience :
le caractère extraordinaire, extraordinairement monstrueux de ma situation me
devint si violemment prégnant que j’en éprouvais une sorte de joie. Je vivais
quelque chose dont il vaudrait la peine de témoigner. Peut-être écrirais-je un
livre que j’intitulerais « Cent jours en camp de concentration ». (Il
y a effectivement eu des titres de ce genre après la guerre.) Personne ne
pourrait contester que je faisais partie des victimes de persécutions qui
méritaient le respect (qu’on n’accordait pas aux exclus ni aux
laissés-pour-compte) à cause de la richesse de leur expérience. On serait bien
forcé de me prendre au sérieux, avec mon numéro tatoué, de même que la famille
prenait au sérieux mon cousin Hans. À partir d’une situation d’insondable
humiliation, je m’inventais un avenir, dans lequel précisément cette
humiliation me vaudrait tous les honneurs.
Invraisemblable, dira tel ou tel lecteur, cette
transposition littéraire, même chez une enfant comme vous à qui la poésie a
servi d’exutoire. La terreur, la panique devaient être assez violentes pour
interdire une sublimation du vécu que je qualifierai avec votre permission de
triviale. (Le lecteur le dira en termes plus modérés, plus neutres.) Mais l’espoir
est par définition tourné vers l’avenir. On se dit : maintenant je vais
mal, plus tard j’irai mieux. Maintenant j’ai peur, plus tard j’aurai quelque
chose à dire de la peur. Je ne fais que rapporter ce qui était ma version
personnelle d’une démarche extrêmement répandue, consistant à chercher une consolation
qui passait par la projection. Ne pas rester captif de ce présent impossible. Vouloir
témoigner c’était aussi se dire que viendrait un temps où ce présent serait
révolu et où ce numéro tatoué ne serait plus qu’un indice, une pièce à
conviction. À quoi venait s’ajouter le désir d’enfant de vivre une aventure, renforcé
par l’ennui de la vie quotidienne des prisonniers. La faim, la soif, le malaise
physique latent engendrent l’ennui, dans la mesure où ils ne finissent pas, et
dans la mesure où on ne souhaiterait qu’être plus loin dans l’avenir. Ce numéro,
c’était une nouveauté, une chose ahurissante, qui chez l’enfant n’éveillait pas
tant la terreur qu’un étonnement encore plus grand sur tout ce qui pouvait se
passer entre nous et les nazis. Et vraiment, dans les intervalles entre les
crises d’angoisse, je réussissais à douter du génocide, tout simplement à cause
de la volonté de vivre d’une adolescente. Je ne mourrais pas là, pas moi, j’en
étais sûre.
IV
La petite Liesel, fille de prolétaires, qui déjà à Vienne
m’avait causé du tracas, ne m’a pas non plus laissée en paix à Theresienstadt. Je
n’arrive pas à comprendre pourquoi nous nous fréquentions. En sa présence, j’éprouvais
toujours le besoin, même si c’était en secret, de me targuer d’avoir lu davantage
qu’elle et d’avoir un père médecin. Il faut dire que cette arrogance était
aussi une réplique à la sienne, car elle était non seulement plus âgée, mais
aussi plus « avancée », plus au courant des choses de la vie. À
Theresienstadt, elle avait prétendu savoir que ma mère avait eu, à Vienne, une
liaison avec un médecin marié, et elle se repaissait de mon embarras. « Oui,
et ici, au ghetto, la femme de W. l’a découvert, et récemment elle a fait une
grande scène à ta mère. » J’écartai de moi cette nouvelle. Vraie ou fausse,
ce n’était qu’une saleté de plus, dont je ne voulais rien savoir.
Lorsque je retrouvai Liesel à Birkenau, je me raccrochai à
elle, car elle était là depuis plus longtemps, elle était arrivée avec un
convoi antérieur, elle avait un numéro inférieur et elle s’était liée avec des
messagers, de jeunes coursiers qui avaient le droit de passer d’un camp à l’autre,
et d’autres membres privilégiés du personnel. Alors, comme elle avait toujours
su le faire, elle m’ouvrit les yeux. Elle en savait long sur la mort. Son père
faisait partie du commando d’exception. Il participait à l’évacuation des
cadavres. Elle évoquait tous les détails froidement, comme les enfants de
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