Refus de témoigner
pouvais
rester des heures au soleil sans m’évanouir, parce qu’il y avait toujours un
autre vers à dire, et quand on ne trouvait plus le vers suivant, on le
cherchait dans sa tête et ça évitait de penser à sa propre faiblesse. Puis l’appel
se terminait, on arrêtait le disque dans sa tête, à peu près à : « Que
votre bouche de métal, / ne se voue qu’à des choses éternelles et graves. »
On pouvait s’en aller, et boire de l’eau. Jusqu’à l’appel suivant.
J’ai encore composé deux poèmes sur Auschwitz en 1944, mais
dans le camp suivant, Christianstadt, annexe de Gross-Rosen. J’en ai récité un
pour les détenus qui n’en ont pas forcément été édifiés. Je ne les ai écrits qu’en
1945, après la guerre, lorsque j’ai eu à nouveau un crayon et du papier.
Le premier de ces poèmes avait pour thème un matin à
Auschwitz. À la fin devait se lever un soleil de l’espoir ; comme dans le Chant
de Buchenwald, que je savais encore de Vienne, et dont les derniers vers
sont : « Ô Buchenwald, ni plainte ni lamentation / Amer destin que
nous vivons, / À la vie, jamais nous ne dirons “non” / car un jour libres nous
serons. » Les conclusions optimistes s’imposent pour ce genre de chants. Même
la chanson Moorsoldaten [23] se termine par ces mots : « Un jour aussi nous dirons, / patrie, tu
reviens à moi. » J’avais tout simplement intitulé mon poème « Auschwitz ».
En voici le début :
Matin encore froid et gris,
Les hommes au travail s’en vont,
Pesants et pressés de soucis,
Loin est le temps de la maison,
Très lentement, ils s’en iront.
Mais tous ces hommes par ici,
ils ne verront plus le soleil,
La liberté on leur a pris,
Et ils périront sans un cri,
D’une cruauté sans pareille.
Pour mon deuxième poème, j’avais eu une inspiration un
peu plus originale. Cette fois, j’essayai de faire parler la cheminée, de
concrétiser la déshumanisation en l’incarnant dans un objet et de faire
intervenir, au lieu du soleil, la machine de mort qui était le maître des camps.
Tous les jours derrière les baraques,
Je vois monter les flammes et la fumée.
Juif, sous le joug tu devras plier,
Car cela, nul ne peut y échapper.
Ne distingues-tu pas dans la fumée
Un visage atrocement déformé ?
Ne l’entends-tu pas qui se moque et crie :
cinq millions sont déjà engloutis !
Auschwitz sera toujours entre mes mains,
et ce que je tiens brûlera demain.
Tous les jours derrière les barbelés,
Le soleil se lève tout empourpré,
Mais sa lumière faiblit et pâlit,
Quand vers le ciel l’autre flamme jaillit.
Car la chaude lumière de la vie,
À Auschwitz depuis longtemps a péri ;
Lève les yeux vers la flamme rouge :
Il n’est de vrai que cette cheminée.
Auschwitz sera toujours entre ses mains
Et ce qu’elle tient brûlera demain.
À Birkenau, je n’aurais pas pu parler de cinq millions de
victimes. (Du reste, c’est faux : le chiffre était inférieur. Nous n’étions
pas très exactement informés. Des rumeurs circulaient.) La chose était encore
trop proche, la cheminée provoquait une panique absolue, et le désir de
sublimation poétique aurait cédé au besoin plus puissant de refoulement. Dans
le camp suivant, c’était l’inverse, je voulais arriver à assimiler mon
expérience, de la seule façon que je connaissais, à travers la composition de
strophes régulières, bien structurées.
J’épargnerai au lecteur le reste de ces vers, ils méritent
néanmoins quelques remarques annexes, malgré ou précisément à cause de leur
maladresse. Il faut peser ces mots éculés comme s’ils étaient neufs, ce qu’ils
étaient pour l’enfant qui les écrivait, et puis il faut mesurer l’habileté qui
m’inspirait de soumettre le traumatisme d’Auschwitz au mètre de la
versification. Ce sont des poèmes d’enfant, dont la régularité devait
contrebalancer le chaos, c’était une tentative poétique et thérapeutique à la
fois d’opposer à ce cirque absurde et destructeur dans lequel nous sombrions
une unité linguistique, rimée ; autrement dit, en fait, la plus vieille
préoccupation esthétique de tous les temps. C’est pourquoi il fallait aussi que
les poèmes aient plusieurs strophes, pour montrer la maîtrise de la langue, la
capacité de structuration et d’objectivation. J’avais malheureusement beaucoup
lu, j’avais la tête pleine de six années de lecture de textes classiques ou
romantiques et de poésie
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