Refus de témoigner
ça !
Deux vieilles femmes se querellent. Elles se disputent à l’entrée
du baraquement. Je les vois gesticuler avec leurs mains décharnées. C’est alors
qu’arrive une troisième femme, la doyenne du bloc, ou je ne sais trop qui, elle
cogne la tête des deux premières l’une contre l’autre. La brutalité de la
troisième, manifestement habilitée à agir ainsi, me fait l’effet d’un grand
coup sur ma propre tête. Terreur profonde, dégénérescence des rapports entre
les hommes. Plus tard, j’ai pensé que cette terreur avait été sotte ou naïve, car
il y avait pire. Aujourd’hui, je pense de nouveau le contraire, cette terreur
était bien justifiée. Les vieilles femmes à Auschwitz, leur nudité et leur
dénuement, les besoins naturels des vieillards, la pudeur violée. Les vieilles
femmes aux latrines communes, leur difficulté à déféquer, ou au contraire leur
dysenterie. Tout ça, public. L’exposition de ces besoins physiques tellement
moins naturelle que chez les personnes plus jeunes ou les enfants, et surtout
dans cette génération de ma grand-mère, qui était née encore dans la pruderie
du XIX e siècle. Et puis les cadavres, entassés sur des camions,
n’importe comment, en plein soleil, dans un essaim de mouches, les cheveux
embrouillés, les poils du pubis clairsemés ; Liesel s’enfuit, horrifiée, moi,
fascinée, je regarde plus longtemps.
C’était l’époque des convois de Hongrie. Un jour le camp
voisin du nôtre fut plein de femmes hongroises. Elles venaient directement de
chez elles, elles n’étaient encore au courant de rien. Nous avons parlé avec
elles à travers les fils de fer barbelés, rapidement, précipitamment, sans
pouvoir leur dire grand-chose. J’ai réalisé toute l’avance que j’avais sur
elles avec mon expérience de Theresienstadt. Une de ces femmes parlait très
bien allemand, et sa fille était à peu près de mon âge. C’était le soir, elles
avaient froid toutes les deux, alors que les journées étaient très chaudes. Ma
mère s’est tout de suite identifiée à cette femme qui se tourmentait parce qu’elle
ne savait pas où se trouvaient son mari et son fils. Elle nous dit qu’on les
avait séparés dès l’arrivée sur la rampe. Ma mère se souvint qu’il nous restait
encore une paire de chaussettes de laine, elle alla les chercher et s’apprêta à
les lancer pardessus les fils. Je m’en mêlai pour dire que je visais mieux, je
voulais qu’elle me les donne. Ma mère refusa, lança, visa mal et les chaussettes
restèrent accrochées tout en haut du fil. Regrets de part et d’autre. Geste
vain. Le lendemain, les Hongroises avaient disparu, le camp était d’un vide
fantomatique, nos chaussettes restaient toujours suspendues aux barbelés.
VI
Je ne raconte rien d’extraordinaire lorsque je dis que
partout où je me trouvais je récitais et composais des poèmes. Nombre de
détenus des camps trouvaient une consolation dans les vers qu’ils savaient par
cœur. On peut se demander ce qu’il y avait de consolant dans cette pratique de
la récitation. On parle le plus souvent de poèmes à contenu religieux ou
philosophique, ou de poèmes qui avaient joué un rôle affectif particulier dans
l’enfance du détenu. Il me semble toutefois que le contenu des vers ne venait
qu’en second lieu, et que c’était surtout la forme, la qualité de la langue qui
nous soutenait. Mais peut-être que cette interprétation simple est déjà trop
ambitieuse et qu’il faudrait dire avant tout que les vers, dans la mesure où
ils scandent le temps, aident à le faire passer. Et quand les temps sont
mauvais, il faut bien les faire passer ; tout poème prend figure de
formule magique. Car dans le contenu des ballades de Schiller, je ne vois pas
très bien ce qui aurait pu me faire oublier la soif des interminables appels à
Auschwitz : « Envoyez quérir vos hommes / Dans tout le pays de Suisse
/ Ils partent pour le Saint-Sépulcre / La croix sur la poitrine. » Dans
certaines situations, où le seul problème est de résister, des vers moins profonds
conviennent peut-être encore mieux que ceux qui déplacent les montagnes. Du
reste, j’avais déjà connu dans la vie normale des situations, par exemple chez
le dentiste, où trouvant le temps trop long, je m’efforçais de le faire passer,
en me récitant Les grues de l’Ibykus ou quelque autre poème. Les
ballades de Schiller furent les poèmes des appels, grâce à elles je
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