Refus de témoigner
la
rue parlaient des rapports sexuels, mais justement avec le même défi sous-jacent,
la même offre sournoise de corruption. C’est ainsi que j’appris d’elle les
perversités du meurtre et les monstruosités de la spoliation des corps. J’appris
d’elle qu’on retirait de la bouche de nos cadavres les dents en or (j’y pense
chaque fois que je lis quelque chose où il est question de Shylock, de ses
descendants fictifs et de leur cupidité fictive), et beaucoup d’autres choses, qui
font partie aujourd’hui de la culture générale sur le XX e siècle,
qu’on trouve dans de nombreux textes, et qu’il n’est donc pas besoin de relater
ici.
Son père lui faisait confiance et lui racontait tout. Je le
vis une ou deux fois, un homme grand et fort avec des traits grossiers, ravagés
et usés, comme les visages des fous. Lorsque je le regardais marcher, de dos, on
aurait dit qu’il s’éloignait du monde, comme quelqu’un qui aurait été envoyé en
enfer pour balayer les cendres. Il me faisait peur, je l’évitais. Liesel avait
changé, elle était abattue, elle avait l’air traquée. Et quand je la sondais
pour trouver une goutte d’espoir, en disant que les choses se passaient
peut-être autrement qu’elle ne le décrivait dans les fours crématoires, elle se
contentait de secouer la tête. Liesel n’était pas une jeune fille sentimentale.
On ne pouvait pas la bercer d’illusions, pas plus que de poésie allemande. Mais
c’était aussi une enfant, et tout ce qu’elle déballait devant moi était quand
même plus qu’elle n’en pouvait digérer, même si elle retirait toujours une
petite satisfaction d’être bien mieux avertie que moi. Une fois, un camion
chargé de cadavres traversa le camp, en plein jour exceptionnellement. Elle
partit en hurlant.
V
Je souffrais davantage de la soif que de la faim. Tant qu’on
n’a jamais vraiment et régulièrement souffert de la soif, on a plus de pitié
pour ceux qui ont faim. Mais il suffit de songer au temps qui peut s’écouler
avant qu’un homme meure de faim et au contraire à la vitesse avec laquelle on
meurt de soif. On peut jeûner des semaines, et même des mois, et subsister
quand même, alors qu’on meurt de soif en l’espace de quelques jours. Et la soif
est aussi plus torturante que la faim. À Birkenau, la nourriture, cette soupe
distribuée tous les jours, devait être très salée, car j’avais toujours soif, surtout
pendant les longues heures chaudes de l’appel sous le soleil brûlant. « Qu’est-ce
que vous faisiez, vous, les enfants, à Auschwitz ? » m’a demandé quelqu’un
récemment. « Vous jouiez ? » Jouer ! On était à l’appel. À
Birkenau, j’ai été à l’appel, j’ai eu soif et peur de la mort. C’était tout, et
rien de plus.
Originaires de la Mitteleuropa à Birkenau. Il y a eu ce
professeur qui à son arrivée à Auschwitz, voyant la fumée et les flammes qui s’échappaient
des cheminées, expliqua avec la plus grande conviction que ce qui était l’évidence
même n’était pas possible, parce qu’on était au XX’ siècle et en Mitteleuropa, c’est-à-dire
en plein cœur du monde civilisé. Je m’en souviens encore comme si c’était
aujourd’hui : je la trouvais ridicule, mais pas parce qu’elle ne
voulait pas croire au génocide. Cela c’était compréhensible, car la chose
paraissait effectivement peu plausible (pourquoi tuer tous les Juifs ?), et
toute dénégation servait l’espoir de vivre ou plutôt la peur de la mort de mes
douze ans. C’étaient les arguments que je trouvais ridicules : l’histoire
de la culture et du cœur de l’Europe. Moi aussi j’aimais la culture, pour
autant que j’avais pu y accéder dans les livres, mais je ne croyais pas qu’elle
constituât une garantie ni créât une communauté. L’héritage humaniste dont
étaient imprégnés les extraits de la littérature classique que je connaissais m’avait
intéressée, mais je ne m’étonnais en rien que les Allemands n’en aient tiré
aucune leçon. Je ne me suis interrogée sur la question qu’une fois adulte, et
quand j’allais bien. Je ne savais pas que cette littérature avait une
prétention didactique, et encore aujourd’hui cette exigence me paraît un peu
exagérée. La création littéraire n’était pas liée à ce qui se passait en dehors
d’elle. Toute sa valeur résidait dans le fait qu’elle pouvait consoler ; qu’elle
pût aussi prodiguer un enseignement ou
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