Refus de témoigner
savait trop, tandis que nous étions allongées ou assises sur les
couchettes, car il n’y aurait pas eu assez de place pour se tenir toutes debout.
Elle parlait sur un ton effrayant, et, comme un jeune chien, en fait je n’entendais
que l’intonation. Je relevai toutefois une phrase : « Vous n’êtes
plus à Theresienstadt », disait-elle, comme si nous venions du paradis
terrestre. Ils nous méprisent, parce que nous venons à peine d’arriver à
Auschwitz, pensai-je, stupéfaite. On commençait à ne plus savoir où on en était.
Celle qui parlait devant nous était pourtant aussi une détenue. J’appris la
hiérarchie des numéros : les chiffres les plus bas étaient supérieurs, parce
qu’ils étaient depuis longtemps là où personne n’aurait voulu être. Le monde à
l’envers.
Ce même soir, lorsque nous nous sommes enfin retrouvées dans
un baraquement à l’étage intermédiaire d’un lit superposé, à cinq sur la
paillasse, ma mère m’a expliqué que le fil de fer barbelé électrifié à l’extérieur
était mortel, et elle m’a proposé de nous jeter dessus ensemble. Je n’en
croyais pas mes oreilles. Si aimer la vie c’est se raccrocher à elle, jamais je
n’ai autant aimé la vie qu’au cours de cet été 1944 au camp B2B de Birkenau. J’avais
douze ans, et la pensée de finir dans des soubresauts sur un fil de fer barbelé
électrifié, et ce de surcroît à l’initiative de ma propre mère, et là, tout de
suite, dépassait mon entendement. Je m’en tirais en me persuadant qu’elle ne l’avait
pas projeté sérieusement. Et je lui en voulais de me faire peur avec ses mauvaises
plaisanteries. Elle avait toujours été pour moi un rabat-joie. Ma mère accepta
mon refus avec autant de désinvolture que s’il avait été question d’une petite
promenade en temps de paix. « Non, alors laissons tomber. » Et elle
ne revint jamais sur cette suggestion.
Je connais ma mère aussi mal que tous les enfants
connaissent leurs parents, et peut-être un certain plaisir suicidaire et
destructeur avait-il effectivement joué un rôle. Mais elle n’avait
vraisemblablement aucune envie de plaisanter, et l’idée n’avait pas été
uniquement de me faire peur. Je me demande si je lui ai jamais pardonné cette
soirée qui fut la pire de ma vie. Nous n’en avons jamais reparlé. J’ai
quelquefois été tentée de lui demander : « Dis-moi, tu parlais
sérieusement ? » Mais alors je rétracte à nouveau mes cornes, comme
un escargot qui en sait déjà suffisamment sur le monde extérieur et se sent
mieux à l’intérieur de sa coquille. Je me dis qu’elle ne fera aucun effort pour
répondre sérieusement et ne dira que ce qui l’arrange le mieux à ce moment-là. En
outre, j’ai horreur de toute intimité avec ma mère, or qu’est-ce qui pourrait
être plus intime qu’une telle question ?
Il m’a fallu attendre d’avoir moi-même des enfants pour me
rendre compte qu’il n’était pas totalement indéfendable de vouloir tuer
soi-même ses enfants à Auschwitz plutôt que d’attendre. J’aurais sans doute eu
la même pensée qu’elle et je l’aurais peut-être mise en œuvre avec plus de
conséquence. Car le suicide est une pensée relativement rassurante, surtout
pour les gens d’un pays comme l’Autriche, où le taux de suicides est élevé et
où une personne sur deux parle de « se tuer ». Pensée rassurante par
comparaison à l’autre mort, celle qui était administrée à Birkenau.
Le lendemain, on nous a tatoué un numéro sur l’avant-bras
gauche. Devant un baraquement quelques détenues avaient installé une table avec
le matériel nécessaire, et nous faisions la queue. Les tatoueuses étaient bien
entraînées, ça allait vite. Au départ, on aurait cru que l’encre noire
partirait facilement en se lavant, et la majeure partie se dilua effectivement
au premier contact avec l’eau, mais il resta inscrit en fins pointillés, lisible
encore aujourd’hui : A-3537. Le « A » représentait un numéro
élevé. Autrement dit, c’était l’abréviation pour les nombreux meurtres
perpétrés antérieurement. Ça ne voulait pas dire Auschwitz, comme on le prétend
dans certains films ou à la télévision. Ce genre d’inexactitudes m’horripilent.
D’abord ce sont de purs phantasmes qui se prétendent fidèles à la réalité et
qui amenuisent par là même le souvenir. Ensuite, se cache derrière cette
tendance à inventer de fausses
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