Refus de témoigner
classique. Et voilà que ce sujet se présentait. Mon
goût ultérieur serait allé de préférence à des compositions plus fragmentaires,
plus irrégulières, pour exprimer le désespoir sporadique, par exemple. Mais le
goût ultérieur a le jeu facile. Je peux en parler à l’aise aujourd’hui.
Je peux en parler aussi à l’aise que les autres, à commencer
par Adorno, je veux dire les experts en matière d’éthique, de littérature et de
rapport au réel, qui exigent qu’on n’écrive pas de poésie sur Auschwitz et
après Auschwitz. Cette exigence ne peut provenir que de ceux qui se passent
aisément du langage poétique, parce qu’ils ne l’ont jamais utilisé pour se
maintenir psychologiquement hors de l’eau. Au lieu de composer des poèmes, on
ferait mieux de s’informer, affirment-ils, autrement dit de lire et d’examiner
des documents – et cela courageusement, même si c’est dans l’affliction. Et que
doit penser le lecteur ou l’observateur de ces documents ? La poésie est
une forme de critique de la vie et pourrait parfois l’aider à comprendre. Pourquoi
refuser ce droit à la poésie ? Et que signifie ce droit ou cette
interdiction en l’occurrence ? Droit religieux, droit moral ? Quels
intérêts sert-il ? Qui intervient ici ? Le sujet devient un buisson
ardent sur une terre sacrée où on ne peut pénétrer que pieds nus dans une
humilité servile.
Cette exclusion de la littérature dégénère vite, excluant
aussi dans la foulée la pensée rationnelle et basculant sans s’en rendre compte
dans son contraire. J’en trouve une autre illustration chez ce jeune homme de Göttingen
qui s’intéresse à l’œuvre tardive de Celan, donc à des poèmes dont personne ne
sait exactement de quoi ils parlent, et dont certains spécialistes prétendent
qu’ils traitent de l’histoire juive, alors que d’autres pensent qu’il s’agit
surtout d’une option stylistique : à leurs yeux, on ne devrait pas traiter
véritablement de l’holocauste autrement qu’à travers cette poésie hermétique. Ce
principe d’exclusivité me heurte. Je me permets d’observer que ce type de
poésie suppose des connaissances préalables auxquelles tout le monde ne peut
pas accéder. Bon, concède-t-il, mais alors uniquement poésie et science (constitution
d’archives, peut-être ?), rien d’autre. J’écris une inoffensive parodie d’un
poème abscons de Celan. Même les gens que je n’avais encore jamais choqués sont
choqués cette fois-ci. On peut outrager le Seigneur et Goethe, mais l’auteur de
la Todesfuge [24] est intouchable. Et ce non pas parce que c’est un poète exceptionnel, parce qu’alors
Goethe aussi !
Devant les vieux poèmes de mon enfance, l’exigence selon
laquelle il faudrait laisser tomber l’interprétation pour se consacrer
exclusivement aux documents me semble caduque. Celui qui se contente de subir
la vie, sans rime ni raison, court le risque de perdre la tête, comme la
vieille femme sur les genoux de ma mère. Je n’ai pas perdu la raison, j’ai fait
des rimes. Les autres, devant leurs documents à deux dimensions, ne perdent
évidemment pas non plus la raison ; c’est qu’ils ne sont pas directement
confrontés à l’événement, mais uniquement à une de ses images mal développées. Celui
qui veut sentir les choses, participer à la réflexion, a besoin d’interprétations
de l’événement. Le fait à lui seul ne suffit pas.
VII
Sélection : une sélection était annoncée, les femmes
de quinze à quarante-cinq ans pouvaient se faire inscrire pour un convoi de
travail, se présenter dans un certain baraquement à une certaine date. Il y
avait celles qui constataient que jusqu’à maintenant les choses étaient
toujours allées de mal en pis, qu’elles ne s’étaient jamais améliorées, et qui
donc se méfiaient de la sélection, ne voulaient pas se présenter. Ma mère était
d’un autre avis. Elle pensait que ça ne pourrait pas être pire qu’ici. L’autre
alternative serait forcément la vie. Toutefois le mot sélection avait une
consonance terrifiante à Auschwitz. On ne pouvait pas être sûr que ce fût la
sélection pour un camp de travail et non pas pour la chambre à gaz. L’idée du
camp de travail paraissait toutefois logique, sinon pourquoi la limite d’âge ?
D’un autre côté, la logique n’était pas le principe de base de l’endroit.
Dans ce camp d’extermination, ma mère a eu dès le départ
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