Refus de témoigner
maladie, à la vue de la cheminée crachant de la fumée ou des
flammes ; c’était la peur plus supportable d’adultes méchants. Et cette
peur plus supportable, on pouvait aussi la surmonter. Car qu’adviendrait-il de
moi, si je devais rester seule à Birkenau ? Ça, c’était absolument exclu, m’assura
ma mère. Si je ne voulais pas essayer, elle resterait ici aussi, elle voudrait
bien voir qui la séparerait de son enfant. Mais ce n’était pas une bonne idée.
« Écoute-moi, enfin », reprit-elle, sans prêter la moindre attention
à aucune de mes objections valides, puis, « tu es lâche », dit-elle
avec mépris, « je n’ai jamais été aussi lâche ». « Bon, d’accord,
j’essaie. Mais je ne dirai pas quinze, en aucun cas, tout au plus treize. Et si
ça échoue, c’est de ta faute. »
Entre les baraquements était tendu un cordon, précisément
pour empêcher ce que je voulais essayer de faire. Nous étions là, et nous
observions attentivement. « Maintenant ! » au moment où les deux
hommes chargés de la garde se criaient quelque chose. Et je me vois courir le
long de la paroi du baraquement, courbée. Pourquoi courbée ? Pour me faire
plus petite, ou pour profiter du peu d’ombre ? Puis contourner l’angle et
me glisser dans la file par-derrière, sans que personne s’en aperçoive, ou en
tout cas me trahisse.
La baraque était encore pleine de gens. Il y régnait cette
forme spéciale de chaos organisé ou d’ordre chaotique, caractéristique d’Auschwitz.
La perfection « prussienne » de l’administration des camps de
concentration est une légende allemande. Une bonne organisation systématique
suppose qu’il y ait quelque chose à organiser ou à préserver. Or nous étions
sans valeur, expédiés en ces lieux pour notre élimination ; le gaspillage
de « matériau humain » était donc sans importance. Au fond, ce qui se
passait dans les camps de Juifs fut toujours indifférent aux nazis, pourvu que
ça ne leur crée pas de problèmes. Les SS qui procédaient à la sélection et
leurs aides me tournaient le dos. Je gagnai vite et discrètement la porte de
devant, je m’y déshabillai comme il était dit et je me plaçai dans la file de l’autre
SS en poussant un soupir de soulagement. J’avais réussi à enfreindre les règles
et je m’en réjouissais. Ma mère ne pourrait plus me traiter de lâche, mais j’étais
la plus petite et de toute évidence la plus jeune de toute la file, une enfant
sous-alimentée, qui n’était pas encore développée, prépubère.
Tous les récits que je connais sur les opérations de
sélection affirment catégoriquement que la première décision était toujours
définitive, qu’aucun de ceux qui avaient été envoyés d’un côté n’était jamais
repassé de l’autre. Eh bien, je suis l’exception.
Ce qui se passa alors est suspendu dans l’espace de la
mémoire comme le globe terrestre, au temps de Copernic, était suspendu au ciel
par une mince chaîne. Il se passa une chose qui, aussi souvent qu’elle se
produise, reste toujours unique : ce fut une grâce incompréhensible, ou
pour l’exprimer plus simplement, une bonne action. Et pourtant le terme de
grâce est peut-être plus juste, en dépit ou au contraire, à cause de son investissement
religieux. Cet acte fut certes le fait d’un être humain, mais il tomba du ciel
de façon aussi imméritée que si son auteur avait flotté au-dessus des nuages. Cette
personne était une jeune femme, dans une situation tout aussi désespérée que
nous tous, qui ne peut avoir voulu rien d’autre que sauver un autre être humain.
Plus je réfléchis à la scène suivante, plus le fondement de cet acte me paraît
fragile et précaire, cet acte qui fait qu’un être humain, par son libre arbitre,
en sauve un autre qu’il ne connaît pas, en un lieu qui a poussé l’instinct d’autoconservation
jusqu’au crime. Il y a là quelque chose d’à la fois sans précédent et
exemplaire. Simone Weil jugeait presque toute la littérature suspecte, parce
que le bien y paraissait presque toujours ennuyeux et le mal intéressant, ce qu’elle
estimait être une radicale inversion de la réalité. Peut-être les femmes en
savent-elles plus long sur le bien que les hommes, qui aiment à le montrer sous
un jour trivial. Simone Weil avait raison, je le sais depuis ce jour-là, le
bien est incomparable et inexplicable, parce qu’il n’a pas d’autre cause
véritable que
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