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Refus de témoigner

Refus de témoigner

Titel: Refus de témoigner Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Ruth Klüger
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les
réactions qu’il fallait. Ayant compris tout de suite ce qui se passait là, à
notre arrivée, elle avait proposé le suicide pour toutes les deux. Comme je m’y
refusais, elle saisit la première et la seule issue. Je ne pense pas que ce
soit la raison mais une profonde folie de la persécution qui l’a fait réagir
ainsi. Les psychologues comme Bruno Bettelheim pensent qu’un individu équilibré,
raisonnable, qui n’a pas été gâté par une éducation bourgeoise, devait être
capable de s’adapter à une situation nouvelle du genre d’Auschwitz. Je ne suis
pas du même avis sur ce point. Je pense que les névrosés obsessionnels, menacés
de paranoïa, étaient ceux qui s’en tiraient le mieux à Auschwitz, parce qu’ils
avaient atterri en un lieu où l’ordre, ou le désordre, social rattrapait leurs
fantasmes. C’est à juste titre qu’on ne veut pas perdre la raison, parce que la
raison est la faculté humaine par excellence et qu’elle doit en tant que telle
nous être aussi chère que l’amour. Or à Auschwitz, l’amour ne pouvait pas nous
sauver, et la raison non plus. Je sais depuis qu’il n’y a pas de moyen
inconditionnel de salut, et parmi les moyens conditionnels, la paranoïa peut
avoir sa place. Ma mère, qui auparavant, et surtout par la suite, s’est souvent
crue persécutée, avait pour une fois raison et s’est comportée en conséquence.
    Mais le prix à payer est trop élevé : cette folie
latente qu’elle porte en elle comme un chat endormi qui ne s’étire qu’une fois
de temps en temps, bâille, fait le gros dos, et se promène nonchalamment puis
brusquement ouvre la gueule et sort les griffes pour attraper un oiseau, avant
de se rendormir – je ne voudrais pas transporter avec moi un pareil fauve, même
s’il devait me sauver la vie dans le prochain camp d’extermination.
    Tournant le dos à la porte du fond, de part et d’autre de la
« cheminée » qui traversait le baraquement sur toute sa longueur, il
y avait un SS. Devant chacun d’eux, une colonne de femmes nues. Celui auquel je
me présentai avait un visage rond et méchant comme un masque. Il était grand, je
levai les yeux pour le regarder. Je dis mon âge, il m’écarta avec un hochement
de tête, rien de plus. À côté, une femme écrivait, elle ne devait pas inscrire
mon numéro. Refusée. Son hochement de tête était la preuve même que j’avais
illicitement obtenu la vie, elle était comme un livre interdit dont je n’avais
pas le droit de poursuivre la lecture, comme cette Bible que mon oncle m’avait
arrachée des mains – le portier de Kafka, qui refuse à l’homme sa propre
lumière dans son propre espace, c’est ainsi que je me le représente.
    Ma mère avait été sélectionnée, elle avait l’âge qu’il
fallait, une femme adulte. Son numéro avait été relevé, elle quitterait le camp
sous peu. Nous étions dans l’allée du camp et nous discutions. Elle essayait de
me persuader d’essayer encore une fois dans l’autre file.
    Il faisait très chaud en juin 1944, les portes des baraques
étaient ouvertes, même sur l’arrière. Cette entrée sur l’arrière était certes
gardée, elle aussi, mais la garde était assurée par des détenus, et ma mère
pensait que je pourrais me faufiler par là et me présenter cette fois à l’autre
SS. Et cette fois, au moins, que je ne sois pas assez bête pour aller avouer que
je n’avais que douze ans. Cela déclencha une dispute entre nous. « Mais je
ne fais pas davantage », dis-je, désespérée. J’avais le sentiment qu’elle
allait m’occasionner les pires ennuis, comme quelques années auparavant, à
Vienne, lorsqu’elle m’avait envoyée au cinéma en dépit de l’interdiction
officielle. La différence entre douze et quinze ans est énorme pour une enfant
de douze ans. C’était un quart de ma vie écoulée qu’il aurait fallu ajouter à
mon âge. Dans le bâtiment L 414, à Theresienstadt, on nous avait groupées par
tranches d’âge. Pour une différence d’un an à peine, on était envoyé dans une
autre chambre, on faisait partie d’un autre groupe. Quelle différence aurait pu
être plus sensible ? Le mensonge que me suggérait ma mère était tellement facile
à démasquer : trois ans, d’où voulait-elle que je les prenne ?
    J’avais très peur, mais ce n’était précisément pas cette
angoisse profonde de la mort qui me prenait de temps en temps à Auschwitz, comme
les accès d’une

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