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Refus de témoigner

Refus de témoigner

Titel: Refus de témoigner Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Ruth Klüger
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méchant, me semble-t-il, les yeux plissés, elle boit
encore une fois. Avant d’arriver jusqu’à moi la cuvette était vide. C’était le
soir, je croyais ne pas pouvoir passer la nuit avec une soif pareille, mais j’ai
quand même fini par m’endormir.
    Je ne suis jamais retournée à Auschwitz, et je n’ai pas non
plus l’intention de jamais y retourner dans cette vie. Auschwitz n’est pas pour
moi un lieu de pèlerinage. Je pourrais être fière d’y avoir survécu, c’est-à-dire
que ce lieu ne soit pas resté le mien, que j’en sois sortie et qu’il n’ait pas
pu me retenir. Mais c’est une dangereuse absurdité d’imaginer que l’on a
beaucoup contribué à son propre salut. En ce lieu que j’ai vu, senti, redouté, et
qui n’est plus aujourd’hui qu’un musée, je n’ai pas ma place, je n’y ai jamais
eu ma place. C’est un lieu pour ceux qui repeignent les barrières.
    Et pourtant, pour tous ceux qui y ont survécu, on fait d’Auschwitz
une sorte de lieu d’origine. Le nom d’Auschwitz a aujourd’hui un rayonnement, même
négatif, tel qu’il détermine dans une large mesure la réflexion sur une
personne, à partir du moment où l’on sait qu’elle y a été. Même à mon propos, les
gens qui ont l’intention de dire quelque chose d’important signalent que j’ai
été à Auschwitz. Mais ce n’est pas si simple, car quoi que vous puissiez en
penser, je ne viens pas d’Auschwitz, je suis originaire de Vienne. On ne peut
pas effacer Vienne, on l’entend à l’accent, alors qu’Auschwitz m’était aussi
fondamentalement étranger que la lune. Vienne fait partie intégrante des
structures de mon cerveau et parle en moi, alors qu’Auschwitz a été le lieu le
plus aberrant où j’aie pu me trouver, et son souvenir demeure un corps étranger
dans mon âme, comme une balle que l’on ne pourrait extraire du corps. Auschwitz
n’a jamais été qu’un épouvantable hasard.
    Le 7 juillet 1944, les détenus restants du camp familial de
Theresienstadt ont été gazés à Birkenau. C’est écrit dans les livres, je l’ai
vérifié.

CHRISTIANSTADT (GROSS-ROSEN)

I
    J’ai donné récemment, devant un public universitaire, une
conférence sur des récits autobiographiques de survivants des camps. Même si
mon propre travail sur ce sujet intervenait de façon sous-jacente dans mon
propos, je n’ai bien évidemment pas parlé de mes propres souvenirs, encore
inachevés, mais de mémoires connus et beaucoup lus. J’ai dit que le problème, c’est
que l’auteur ait survécu. Cela a l’air d’accorder au lecteur un droit à une
remise, déductible de l’énorme dette. On lit, et on se dit en quelque sorte :
tout ça n’a finalement pas été si terrible. Si on écrit, c’est qu’on est vivant.
Le récit que l’auteur n’a entrepris que pour porter témoignage sur la grande
impasse se transforme malgré lui en «  escape story  ».
    Et c’est aussi le problème de mon propre retour en arrière. Comment
vous empêcher, vous, mes lecteurs, de vous réjouir avec moi, maintenant que la
menace des chambres à gaz ne pèse plus sur moi et que je m’oriente vers le happy
end d’un après-guerre que je partage avec vous ? Comment vous retenir
de lire ces pages comme si elles étaient l’épilogue et la confirmation du roman
d’Anna Seghers La Septième Croix , dans lequel la critique a certes vu « le
plus beau livre sur le Troisième Reich », mais dont la beauté se manifeste
en ceci qu’un personnage sur sept s’en tire et que sa survie est présentée
comme le triomphe de l’ensemble et la victoire du bien ? Comment puis-je
vous empêcher de pousser un soupir de soulagement ? Car ce n’est pas
servir les morts. Suivez le raisonnement inverse, changez de contexte. Songez
que tant et tant de personnes ont perdu la vie à Auschwitz sous l’effet d’un
gaz insecticide (je ne vais pas vous refaire le décompte de tous ces morts, car
je sais que vous n’aimez pas ça, que vous décrochez quand vous entendez ces
chiffres malvenus dans le contexte). Et maintenant songez qu’il y a (ou plutôt
qu’il y avait, car la plupart sont mortes entre-temps de mort naturelle) par
ailleurs, et tout à fait indépendamment de ces victimes, quelques milliers
voire dizaines de milliers de personnes comme moi qu’on ne peut pas soustraire
du chiffre des morts, qu’on ne peut pas déduire des victimes par le subterfuge
d’une algèbre affective. Nous ne faisons pas partie de

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