Refus de témoigner
la communauté de ceux
qui ont péri dans les camps ; c’est tout simplement une erreur que de nous
compter dans ce nombre en vous plaçant vous-même sur le bord de ce fleuve noir,
même s’il est vrai que toute notre vie nous traînons ou nous avons traîné avec
nous quelque chose qui venait de là, comme il est vrai que je me retrouve en
train de tomber sur la rampe, quand je dors mal, au réveil d’une anesthésie ou
quand je me sens en danger de mort. (Compulsion de répétition, assez faible du
reste, si je compare à d’autres.) Nous avons mal élevé nos enfants, parce que
nous leur avons trop ou trop peu raconté notre vie. (En ce qui me concerne, par
exemple, trop peu. Mon fils aujourd’hui adulte me reproche de l’avoir exclu de
ma vie. « Je ne sais rien de toi », me dit-il. J’en suis affligée. Je
ne voulais pas faire peser ce poids sur mes enfants, ils auraient pu me le
reprocher aussi.) Mais en même temps, malgré tout, je suis sur l’autre rive, avec
vous, dans ce monde de l’après-guerre qui est aussi le vôtre, et le chiffre des
victimes ne se trouve pas diminué du fait qu’on ne l’augmente pas du nôtre. L’infime
poids de ceux qui, comme moi, sont sur le dessus de l’autre plateau de la
balance ne fait guère remonter le plateau des morts.
Quand j’ai eu terminé, un professeur de lettres a pris la
parole ; il a dit qu’il ne pouvait pas s’identifier avec les victimes, mais
qu’il ne voulait pas non plus s’identifier avec les criminels. Alors que faire ?
Manifestement toute cette littérature n’était pas pour lui. Un autre auditeur
est intervenu pour dire qu’il y avait tant d’injustices de par le monde qu’il
faudrait se suicider tout de suite si on voulait lire tout ce qui avait pu être
écrit à ce sujet, que si même les survivants ne réussissaient pas à dépasser
par l’écriture l’expérience des camps, comme je venais de le démontrer, comment
les lecteurs pourraient-ils y arriver à travers ces écrits ?
Pour qui suis-je en train d’écrire ce que j’écris ici ?
Certainement pas pour les Juifs, car je ne le ferais en aucun cas dans une
langue que certes beaucoup de Juifs parlaient, lisaient et aimaient quand j’étais
enfant, que plus d’un parmi eux considérait même comme la langue juive par
excellence, mais que fort peu de Juifs maîtrisent encore aujourd’hui. L’écrirais-je
donc pour ceux qui ne peuvent ou ne veulent s’identifier ni avec les victimes
ni avec les bourreaux, et pour ceux qui considèrent comme psychologiquement
malsain d’en entendre trop ou d’en lire trop sur les crimes des hommes ? Ou
encore pour ceux qui trouvent qu’émane de moi une étrangeté insurmontable ?
Autrement dit, je l’écrirais pour les Allemands ? Mais êtes-vous vraiment
ainsi ? Voulez-vous vraiment être ainsi ?
Vous n’avez pas besoin de vous identifier avec moi, je
préférerais même que vous vous en absteniez ; et si je vous parais « artfremd [25] », je veux
bien admettre que je le sois (même si c’est à contrecœur) et, si je vous choque
par l’emploi de ce sale mot, je vous prie aussi de m’en excuser. Mais au moins
réagissez, ne vous voilez pas la face, ne prétendez pas d’emblée que cela ne
vous concerne en rien, ou ne vous concerne que dans un cadre bien précisément
tracé à la règle et au compas, et que vous avez déjà supporté la vue des
photographies avec les tas de cadavres et payé votre tribut de culpabilité
collective et de pitié. Montrez-vous combatifs, cherchez l’affrontement.
II
C’était par une belle journée d’été, à la fin du mois de
juin ; on nous distribua des blouses grises, un uniforme, une tenue de
prisonnier et on nous transporta hors d’Auschwitz. Pour moi, cet uniforme fut
le signe qu’on nous emmenait à l’extérieur, pas à la mort. Ces tenues de
prisonniers étaient de toute façon plus confortables, à tous égards préférables
aux haillons dont nous étions vêtues jusqu’alors. Elles étaient fonctionnelles,
par conséquent, en principe, trop bonnes pour les Juifs. Une personne que je
connais, qui a passé l’hiver à Auschwitz, m’a raconté combien on convoitait ces
blouses. Elle se souvenait d’une femme tremblant de froid à l’appel, on l’avait
affublée d’une robe du soir, rien d’autre. Toujours ce besoin de tourner en
dérision les victimes, comme le morceau de pain au bout du bâton du SS. Cela ne
pouvait signifier qu’une chose :
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