Refus de témoigner
même des camps, relevait de la spécificité particulière de l’existence
des camps, et sous nos yeux s’étendait la Pologne, ou l’Allemagne, la
Haute-Silésie, peu importe le nom, en tout cas une patrie pour les hommes
devant qui nous passions, un lieu, où ils se sentaient bien. Ce que je venais
de vivre ne les avait même pas touchés. Je découvrais le mystère de la
simultanéité comme une réalité insondable, qu’on ne pouvait pas tout à fait se
représenter, apparentée à l’infini, à l’éternité.
Notre train longea un camp de vacances. On vit au loin un
garçon agiter un drapeau, geste d’approbation du bon côté, du côté lumineux du
système, alors qu’on nous traînait, nous, sur sa face cachée, celle couverte de
sang et d’excréments. Tant de clarté ! Comment était-ce possible ? Par
la suite j’ai toujours associé l’image de ce garçon à mon ami Christoph, qui
allait devenir à mes yeux le représentant parfait de l’intellectuel allemand d’après-guerre.
C’est certainement injuste. Mais je me revois toujours, passant devant lui, je
le vois, il ne me voit pas, il ne peut pas, puisque je suis dans le train, peut-être
voit-il le train, les trains qui roulent s’harmonisent parfaitement avec ce
type de paysage, ils procurent une délicieuse nostalgie de voyage. Pour nous
deux, c’est le même train, son train vu de l’extérieur, le mien de l’intérieur,
et le paysage est le même pour tous les deux, mais il n’est le même que sur la
rétine ; pour le sentiment que nous en avons, ce sont deux paysages
inconciliables.
III
Nous arrivâmes à la fin de l’après-midi en Basse-Silésie.
Nous nous trouvions dans une forêt, la localité la plus proche s’appelait
Christianstadt. Plus tard, nous avons appris que c’était un camp annexe de
Gross-Rosen, nom encore assez peu connu aujourd’hui, bien que ce camp, avec ses
nombreux « commandos extérieurs », ait été l’un des camps de
concentration les plus grands. La forêt était d’un calme idyllique, le camp
avec ses baraquements de bois verts encore vides semblait supportable. Ces
baraques n’étaient pas comme à Auschwitz d’immenses étables avec des lits
superposés, elles étaient subdivisées en chambres, avec six à douze femmes par
chambre.
Nous fûmes accueillies par des femmes allemandes en uniforme
qui nous parlaient sur un ton normal, mais un peu cassant, et qui vouvoyaient
les adultes. Pendant toute la durée de notre séjour dans ce camp, nous avons eu
affaire surtout à ces femmes, même si l’on voyait apparaître de temps en temps
des hommes qui manifestement tenaient les rênes. On désigne toujours ces surveillantes
comme des « femmes SS ». Tout le monde sait pourtant pertinemment qu’il
n’y a jamais eu de femmes parmi les SS, parce que les SS étaient une
organisation strictement masculine. On le sait pertinemment, et bien que l’on
soit très pointilleux sur ce genre d’appellations dans d’autres contextes, on
ne peut pas faire disparaître celle de « femmes SS ».
On a beaucoup parlé de la cruauté des surveillantes, mais on
l’a peu étudiée. Non qu’il faille prendre leur défense, mais on les surestime. Elles
sortaient de milieux modestes, on leur mettait un uniforme, il fallait bien qu’elles
soient vêtues de quelque chose, et pas d’un costume civil, pour ce service dans
les camps de travail et les camps de concentration. Je crois – d’après ce que j’ai
lu, entendu dire et moi-même vécu – qu’elles étaient en moyenne moins brutales
que les hommes, et si on les condamne aujourd’hui aussi lourdement que les
hommes, ce jugement sert seulement d’alibi pour les véritables coupables. Ces
arguments se heurtent souvent à une opposition tenace et parfois même indignée.
On objecte que les occasions de commettre des crimes étaient tout simplement
moins nombreuses pour les femmes nazies que pour les hommes. Il reste que les
femmes allemandes, et même les femmes nazies, en ont incontestablement commis
moins que les hommes. On ne condamne pas quelqu’un pour ce qu’il ferait ou
pourrait faire le cas échéant, mais pour ce qu’il a véritablement fait. Certes,
les femmes allemandes ont acclamé le Führer aussi fort que les hommes. Mais
aussi répugnant que cet enthousiasme puisse nous sembler aujourd’hui, ce n’était
pas encore un crime.
Se pourrait-il que les fameux exemples de cruauté féminine
dans les camps se ramènent toujours
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