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Refus de témoigner

Refus de témoigner

Titel: Refus de témoigner Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Ruth Klüger
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lui-même et ne veut pas non plus autre chose que lui-même.
    Pour moi, tous les SS se confondent sous les traits
identiques d’une marionnette en uniforme avec des bottes, et lorsque Eichmann
fut incarcéré et exécuté, ça m’a laissée d’une telle indifférence que c’en
était gênant. Ces gens n’étaient à mes yeux qu’un phénomène unique, et les
différences individuelles entre eux ne valaient pas la peine qu’on s’en
préoccupe. Hannah Arendt nous a fourni le pendant des développements de Simone
Weil sur le bien en soulignant le simple fait que le mal était perpétré dans l’esprit
d’une obtuse stupidité. Elle a du reste déclenché ainsi des hurlements de rage
de la part des hommes qui ont compris, à juste titre, même si ce n’était que
confusément, que cette dénonciation de la violence arbitraire mettait en cause
le patriarcat. Peut-être les femmes en savent-elles plus long sur le mal que
les hommes qui se plaisent à le démoniser.
    À côté du SS de service qui, assis, détendu et de bonne
humeur, faisait de temps en temps exécuter quelques exercices de gymnastique à
une jeune fille nue, sans doute pour tirer quand même un peu de plaisir de
cette occupation ennuyeuse, se tenait celle qui servait de secrétaire, une
détenue. Quel âge pouvait-elle bien avoir, dix-neuf, vingt ans ? Elle me
vit dans la file, alors que j’arrivais presque au premier rang. Elle quitta
alors son poste, et à une distance où le SS pouvait presque l’entendre, elle s’approcha
rapidement de moi et me demanda à mi-voix avec un inoubliable sourire de ses
dents mal alignées :
    — Quel âge as-tu ?
    — Treize ans.
    Et elle, me fixant au fond des yeux, avec insistance :
« Dis que tu as quinze ans. »
    Deux minutes après, c’était mon tour ; je jetai encore
un coup d’œil craintif sur l’autre file, redoutant que le deuxième SS regardât
par hasard de notre côté et me reconnût comme ayant déjà été refusée. Mais il
était absorbé dans sa propre tâche. Il n’est pas sûr non plus que dans l’éventualité
où il aurait jeté un coup d’œil sur le côté il m’aurait reconnue. Car à ses
yeux nous nous fondions sans doute toutes en une bouillie de sous-humanité. Lorsqu’on
me demanda mon âge, je donnai la réponse décisive que ma mère n’avait pas
réussi à me faire accepter, mais que venait de me faire admettre cette jeune
femme assise à la droite du maître allemand :
    — J’ai quinze ans.
    — Elle est encore bien petite, observa le maître de la
vie et de la mort, sans méchanceté, un peu comme on choisit des vaches et des
veaux.
    Et elle, examinant la marchandise, sur le même ton :
    — Mais elle est solidement bâtie. Elle a les jambes
musclées, elle peut travailler. Regardez ça.
    Voilà quelqu’un qui travaillait pour cette administration et
qui se donnait du mal pour moi, sans seulement me connaître. Elle était
peut-être un peu moins indifférente à cet homme que je ne l’étais, et il céda. Elle
releva mon numéro, je venais d’obtenir un sursis.
    Presque chaque survivant a son « heureux hasard »,
l’élément extraordinaire, spécial qui lui a sauvé la vie de façon inattendue. Le
mien présente la particularité de l’intervention de cette inconnue. Les gens
qui portent aujourd’hui encore un numéro d’Auschwitz tatoué sur le bras sont
pratiquement tous plus âgés que moi, d’au moins ces deux ou trois ans que j’ai
ajoutés à mon âge ce jour-là. Il y a des exceptions, surtout les jumeaux sur
qui le docteur Mengele expérimentait sa pseudo-médecine. Il y a aussi quelques
personnes de mon âge qui ont été sélectionnées dès l’arrivée sur la rampe et
immédiatement convoyées plus loin et qui, portant plusieurs couches de
vêtements superposés, n’ont pas été identifiées comme enfants. Mais celles-là n’ont
précisément été que jusqu’à la rampe, elles ne portent pas de numéro, elles n’ont
pas été véritablement dans le camp. Pour sortir de là, en fait, il fallait être
plus âgé.
    Oui, me répondent négligemment les gens, ils comprennent ça
très bien, il y a beaucoup d’altruistes, cette détenue en faisait partie. – Pourquoi
ne veulent-ils pas plutôt s’étonner avec moi ?
    Ce n’était pas ordinaire, il ne s’agissait pas de quelqu’un
qui, détenant le pouvoir, l’exerce aveuglément et autoritairement sur n’importe
quel objet de son choix. C’était le cas de mon SS,

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