Refus de témoigner
qu’il n’était pas tellement naturel à ces
représentants de la « race des seigneurs » de faire leur office dans
les camps de la mort. Il fallait encore se prouver, par des cruautés mesquines,
que ces sous-hommes n’étaient vraiment pas des êtres humains. Et alors qu’on se
le prouvait, ces sous-hommes redevenaient des hommes, car on comptait bien qu’ils
réagissent à la moquerie. Elle aurait été dénuée d’intérêt sans l’intention d’offenser.
Quels troubles psychologiques cela n’a-t-il pas dû produire chez les bourreaux ?
Avant le départ, nous avions subi une visite médicale, par
des détenues, qui n’avait pas pour objet un examen de santé, mais de vérifier
que les femmes ne cachaient rien de précieux dans les orifices de leur corps. J’ai
quelque difficulté à relater ce souvenir qui n’a rien en lui-même de
particulièrement traumatisant, et je m’aperçois que je l’ai fait en termes un
peu alambiqués, parce que je n’ai pas su en trouver de meilleurs. C’est ainsi
que dans une première version de la sélection, je nous avais inventé des
sous-vêtements, ce qui m’a beaucoup étonnée à la relecture, car nous étions
nues.
Je ne suis pas particulièrement prude, la raison de ces
erreurs doit donc résider autre part et être plutôt liée à la valeur
psychologique de la nudité ou de l’habillement. Le nudisme, par exemple tel qu’il
se pratique au Englischer Garten [26] de Munich, exprime un relâchement des contraintes sociales, il ne peut pas être
ressenti autrement, pas même par ceux qui considèrent la nudité comme inconvenante ;
la nudité imposée est tout le contraire, elle est dépossession de soi-même, perte
d’identité. Celui qui se déshabille de son propre chef dit : je fais ce
que je veux, ou même, je me fous de ce que tu en penses. C’est une plus forte
affirmation de soi-même. Celui qui est contraint de se montrer nu perd
progressivement possession de lui-même. La nudité en elle-même est neutre, c’est
le contexte qui fait tout. Et curieusement, cela vaut également pour les deux
sexes.
Il n’en va pas de même des vêtements. Victimes et bourreaux
portaient des uniformes, et du fait des différents uniformes qui leur avaient
été attribués, non pas individuellement, mais selon leur fonction, ils étaient
comme différents genres de l’espèce humaine.
Au camp, j’ai souvent pensé que jamais je ne chercherais à
donner une image de moi-même à travers l’habillement, que jamais je ne m’identifierais
à mon habillement, comme les gens l’avaient apparemment fait en temps de paix. Il
me restait à m’apercevoir qu’on est bien forcé de choisir, en l’absence de
contrainte. À partir du moment où j’ai été en mesure de choisir mes vêtements
moi-même, j’ai tout d’abord opté pour une attitude de mépris à l’égard de l’habillement,
une sorte de laisser-aller qui était ma caractéristique, comme aurait pu l’être
l’élégance.
Nous avions donc droit à la tenue de prisonnier. Et on ne
nous a même pas rasé le crâne, comme il était d’usage, on s’est contenté de
nous couper les cheveux court, peut-être parce que nous risquions d’entrer
occasionnellement en contact avec la population civile. Et de nouveau on nous a
fait partir dans un train de marchandises, mais cette fois c’était presque
formidable. Nous ne devions guère être qu’une vingtaine, en tout cas pas trop
nombreuses. Et sans bagages. Plus rien qui nous appartînt. La porte du wagon
était ouverte. On avait de l’air. Et surtout, on quittait Birkenau. J’étais
tout heureuse de soulagement.
Pourtant tout avait changé. Au sortir du camp d’extermination,
je regardais le paysage normal comme s’il était devenu irréel. À l’aller, je ne
l’avais pas vu, mais maintenant, ce pays dont les Silésiens chantent encore les
louanges aujourd’hui s’étendait paisiblement sous mes yeux, avec une beauté de
carte postale, comme si le temps avait été suspendu, et que je ne sortisse pas
directement d’Auschwitz. Des cyclistes sur de tranquilles chemins de terre, entre
des champs inondés de soleil. Le monde n’avait pas changé, Auschwitz n’était
pas sur une autre planète, il faisait partie de la vie qui s’étalait devant
nous et avait continué comme par le passé. Je méditais l’illogisme qui faisait
qu’une telle insouciance pût coexister avec notre convoi, sur un même espace. Notre
train venait quand
Weitere Kostenlose Bücher