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Refus de témoigner

Refus de témoigner

Titel: Refus de témoigner Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Ruth Klüger
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prise bien plus
facilement que moi, car elle avait un ou deux ans de plus. Elle n’a même pas
essayé, elle voulait rester auprès de lui, elle a été gazée avec lui.
    Elle ne se faisait absolument aucune illusion sur sa mort. Je
ne me serais pas sacrifiée pour ma mère. Je le savais et je le sais encore
aujourd’hui. C’est à cause de la médiocrité qui est la mienne, qui fait que je
ne pouvais pas comprendre une enfant à qui son père était littéralement plus
cher que sa propre vie, que je la mentionne encore une fois ici, que j’évoque
encore une fois cette vie d’enfant interrompue, que je ne saurais ni commenter,
ni encore moins analyser, parce que je ne trouve rien à en dire, parce qu’elle
se dérobe à ma compréhension. Quand je pense à Liesel que je n’ai jamais
vraiment aimée et que par conséquent je ne pouvais admirer (car comment
pourrait-on admirer des êtres qui ne nous sont pas sympathiques ?), ma
propre vie que j’ai sauvée me semble avoir encore beaucoup moins de valeur que
la plupart du temps.

IX
    Du petit camp familial, nous, les élues, nous sommes
passées dans le grand camp de femmes, où nous avons encore attendu quelques
jours, entassées, comme toujours, à cinq sur chaque étage des lits superposés, le
transport au camp de travail. C’étaient des journées de malaise terrible, sans
pouvoir bouger ni rien faire, ni aller nulle part ailleurs que sur ces lits, et
puis de nouveau les appels qui duraient des heures, et beaucoup trop de gens
sur une minuscule surface. Là-bas, dans le camp de femmes, les détenues
politiques étaient majoritaires, au moins dans notre baraquement. Elles
tiraient quelque vanité du fait que les nazis leur avaient accroché des triangles
rouges et pas jaunes comme à nous. La doyenne rouge du bloc cracha dans la
salle son mépris pour nous : elle savait faire, pour ça elle avait été à
bonne école, en dépit de tous les principes humanistes qui m’avaient convaincue
à Theresienstadt et m’avaient semblé être le cœur même du socialisme. À gauche,
du côté du cœur. Ces femmes ne se préoccupaient que de leur survie, peut-être
auraient-elles eu encore quelques égards pour leurs camarades, mais les Juifs à
leurs yeux aussi étaient moins que rien, comme aux yeux des nazis.
    À un moment, ma mère perdit la tête et cria à son tour. En
punition, elle dut se mettre à genoux sur cette cheminée en pierre que j’ai
déjà évoquée au milieu de la baraque, position qui devenait très vite
extrêmement pénible. Elle était dans un état lamentable, complètement hors d’elle,
un éclair de folie dans les yeux, tandis que, déjà agenouillée, elle continuait
de crier sur la responsable. J’étais là, impuissante, comme devant un spectacle
inconvenant, témoin d’une sanction infligée à ma mère. Cette scène est
peut-être le souvenir le plus vivant, le plus aveuglant que j’ai gardé de
Birkenau. Et pourtant je n’en ai jamais parlé. Je me disais que je ne pourrais
pas l’écrire, et je m’apprêtais donc à ajouter ici qu’il y a des choses sur
lesquelles on ne peut pas écrire. Maintenant, couchés sur le papier, ces mots
sont aussi ordinaires que d’autres et ils n’ont pas été plus difficiles à
trouver. Était-ce une hésitation de honte, parce que je voulais des modèles et
qu’un modèle doit rester un surmoi intouchable ?
    L’attente était trop longue pour moi. Je ne croyais plus au
convoi de travail, et l’angoisse m’envahit comme l’inflammation infectieuse d’une
maladie infantile. J’étais entièrement en proie à une terreur panique, je ne
pouvais plus penser à rien, si ce n’est que dans deux ou trois jours je serais
morte, assassinée.
    J’ai encore passé la dernière nuit avant le départ sans
pouvoir dormir, obsédée par la peur de la mort, avec un ultime accès de
religiosité : Dieu me destinait certainement à autre chose, Dieu me
laisserait vivre, sans quoi il ne m’aurait pas fait composer des poèmes. Sans
doute essayais-je avant tout de m’attirer les bonnes grâces du Seigneur avec
ces poèmes, de manière qu’il me traite comme un cas exceptionnel.
    Nous étions assises à cinq sur la couchette du camp des
femmes, nous avions une cuvette d’eau dont je ne sais plus d’où elle provenait,
mais nous devions la partager. J’étais la dernière et la plus petite, je
suppliais, laissez-m’en aussi un tout petit peu ; la femme en face de moi
lève sur moi un regard

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