Refus de témoigner
qui n’a pas forcément cru
que le travail d’une petite fille sous-alimentée (il y avait quand même vingt
mois que je n’avais pas mangé à ma faim) allait contribuer sensiblement à
accélérer la victoire allemande ou retarder la solution finale. Mais il fallait
bien qu’il tranchât la question d’une manière ou d’une autre, qu’il fît
inscrire mon numéro ou non. À cet instant précis, il lui complut d’écouter
celle qui était mon véritable sauveur. Je veux dire que sa décision à lui était
arbitraire, celle de la jeune femme libre. Libre, parce qu’en toute
connaissance de cause on aurait pu prévoir le contraire, sa décision rompait l’enchaînement
de causes et d’effets. Elle était elle-même détenue, et elle prenait un gros
risque en me soufflant un mensonge et en prenant ouvertement parti pour moi, alors
que j’étais de toute évidence trop petite et trop jeune pour ce convoi de
travail, et qu’elle ne me connaissait absolument pas. Elle me vit dans la file,
enfant condamnée à mort, elle vint vers moi, me souffla les mots qu’il fallait
dire, elle prit ma défense et me permit de passer au travers des mailles. Jamais
nulle part on eut davantage d’occasions d’agir librement et spontanément que
là-bas, à cette époque. Je le répète, parce que je ne trouve pas de moyen plus
percutant de le faire comprendre que la répétition. J’ai fait l’expérience de « l’acte
pur ». Écoutez et ne le contestez pas mesquinement, mais prenez-le comme c’est
écrit ici, et retenez-le bien.
Ou bien vous dites le contraire, à savoir que l’altruisme n’existe
pas, qu’il n’est pas d’acte derrière lequel ne se cache la recherche d’un
profit personnel, ne serait-ce que dans la conscience d’agir librement. Qui n’est
du reste, selon vous aussi, qu’une illusion, car la véritable liberté n’existe
pas non plus. Peut-être avez-vous même raison, et peut-être ne fait-on
effectivement qu’approcher la liberté, comme le bien. Peut-être devrions-nous
simplement définir la liberté comme ce qui n’est pas prévisible. Car jusqu’à ce
jour personne n’a pu prévoir le comportement humain comme on prévoit par exemple
celui de l’amibe. Chez le chien, le cheval et la vache, ce n’est déjà plus
aussi facile, mais chez l’homme, on ne dépasse jamais un certain degré de
probabilité. L’homme décide au dernier moment, c’est pourquoi ce dernier moment
qui déclenche l’acte est imprévisible. Même si l’on savait tout ce qu’il y a à
savoir sur un être humain, et qu’on l’enregistre dans l’ordinateur le plus
performant qui se puisse imaginer, l’intermède que je viens de décrire n’en
deviendrait pas pour autant prévisible, je veux dire le fait qu’il y ait eu là
quelqu’un, que je ne connaissais pas, que je n’ai jamais revu, qui avait décidé
de me sauver, comme ça, et que ça ait réussi.
C’est aussi la raison pour laquelle je pense que l’approche
la plus étroite de la liberté n’a lieu que dans la captivité la plus sinistre, tout
près de la mort, autrement dit là où les possibilités de prendre une décision
sont quasiment réduites à zéro. Dans l’infime marge qui demeure alors encore, très
exactement là, juste avant le zéro, est la liberté. (Et où est le zéro ? Je
me dis toujours que c’est dans la chambre à gaz que se situe le zéro, quand, subjugué
par sa propre terreur de la mort, on piétine des enfants. Est-ce bien cela ?)
Dans un trou à rats, où l’amour du prochain est la chose la plus
invraisemblable qui soit, où tout le monde montre les dents et où tout va dans
le sens de l’autoconservation, et où il reste quand même un minuscule vide, la
liberté se manifeste comme une surprise. Ceux qui dans les camps répercutaient
vers le bas les coups qu’ils recevaient d’en haut agissaient comme on pouvait
biologiquement et psychologiquement le prévoir, comme il était écrit. Ainsi
dirait-on que dans cette perversion qu’était Auschwitz la possibilité du bien
en soi était offerte comme un saut par-delà la situation donnée. Combien de
fois a-t-on fait le bien ? Je l’ignore. Pas souvent, sans doute. Pas non
plus uniquement dans mon cas. Mais cette fois-là, je l’ai vécu.
VIII
Liesel est restée fidèle à son père. Lui, il ne pouvait
pas partir, parce qu’il en savait trop. Elle ne pouvait donc pas se faire
inscrire pour le convoi de travail, alors qu’elle aurait été
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