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Refus de témoigner

Refus de témoigner

Titel: Refus de témoigner Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Ruth Klüger
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au même petit groupe relativement restreint ?
Ne cite-t-on pas toujours le nom de cette même Ilse Koch ? Les faits ne
sont pas bien établis, il faudrait comparer les statistiques et les rapports. En
l’absence de documents précis, je formule la thèse selon laquelle on était
traité avec moins de brutalité dans les camps de femmes que dans ceux des
hommes. À Christianstadt, les surveillantes étaient modérées et exerçaient
essentiellement leur pouvoir d’une part en ne contrôlant pas leurs sautes d’humeur,
d’autre part en choisissant des protégés parmi les enfants détenus. Dès les
premiers jours, elles choisirent quelques enfants, dont je faisais partie, avec
lesquels elles allaient dans la forêt cueillir des baies sauvages. C’était
assez curieux, cette occupation idyllique avec ces femmes en uniforme qui n’étaient
pas désagréables. Une petite Hongroise fait le clown avec beaucoup d’adresse, elle
danse autour de la surveillante, je trouve qu’elle fait trop le singe. Moi, elles
m’appelaient le « Pierrot Noir », d’après le jeu d’enfants, je n’aimais
pas ça, car cela allait à l’encontre de mes principes. Car enfin c’étaient mes
ennemies. Elles ne me maltraitent pas, bon, mais pour des familiarités de l’ordre
du jardin d’enfants, il était trop tard. Des ennemis corrects, mais qui ne font
rien pour vous aider. Si seulement on en avait tiré quelque chose ! Le
veau avec lequel on joue demeure néanmoins du bétail de boucherie. Je ne
voulais pas être cette sorte de veau. (Ces comparaisons avec des animaux, qui s’établissent
d’elles-mêmes, ont fini par me dégoûter de manger de la viande.)
    Au début, la joie d’être sortie de Birkenau, d’être encore
en vie et de profiter du beau temps l’emportait. Il fallut un certain temps
pour que les groupes de travail soient organisés, et il y eut donc des heures
de la plus pure euphorie, où je restais couchée dans l’herbe, pour la première
fois de ma vie, sans que personne me dérange.
    Au fur et à mesure que l’année s’écoulait, les surveillantes
se montrèrent de plus en plus acariâtres et aussi arbitraires, mais elles nous
firent rarement subir de mauvais traitements. De temps en temps, on rasait le
crâne à une détenue pour la punir. Et puis il arriva aussi, évidemment, que des
détenues disparaissent, soient envoyées ailleurs et qu’on ne les revoie plus. Mais
les surveillantes n’étaient pas violentes. Elles nous considéraient certes
comme des animaux, mais qui pouvaient servir. Parfois l’idée me traversait l’esprit
d’attirer leur attention sur notre commune nature humaine, à travers le langage,
par exemple. Elles devraient quand même bien pouvoir entendre que je n’étais
pas différente des petites filles de mon âge qu’elles connaissaient à l’extérieur.
    Déjà à l’époque m’effleurait une pensée qui aujourd’hui, malheureusement,
est ancrée en moi bien plus profondément encore que la révolte contre l’énormité
du crime : la conscience de l’absurdité de l’ensemble, son aberration, le
non-sens absolu de ces meurtres et de ces déportations que nous appelons la
solution finale, l’holocauste, la catastrophe juive et depuis peu la shoah, toujours
des appellations nouvelles, parce que les noms pour désigner tout cela se
putréfient très vite dans la bouche. L’absurdité et la déraison de tout cela, comme
l’absurdité du rôle que le hasard a joué dans cette affaire, auraient pu si
facilement être évitées si quelqu’un avait tiré le moindre profit du fait que j’ai
transporté des rails au lieu d’être assise sur les bancs de l’école. Je ne veux
pas dire que je ne comprends pas comment on en est arrivé là. Je le comprends
très bien, ou tout au moins j’en sais autant que d’autres sur les dessous de
tout cela. Mais ce savoir n’explique rien. Nous comptons sur nos doigts ce qui
existait auparavant, et nous sommes persuadés que ce phénomène radicalement
autre en est issu. Tous ceux qui avant notre époque ont fait parler d’eux en
Allemagne passent au banc d’accusation. Et ce seraient donc Bismarck et
Nietzsche, les romantiques et pour finir Luther qui auraient créé les
conditions préalables à l’énorme entreprise d’extermination de notre siècle. Mais
pourquoi ? De même que tout enfant a une arrière-grand-mère, tout
phénomène doit avoir une cause. Et la malheureuse arrière-grand-mère porte
brusquement

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