Requiem sous le Rialto
lui avait fait une excellente impression. Avec toutes ces années passées à circuler dans Venise à bord de sa gondole, Zuanne Nono avait acquis une profonde connaissance de la nature humaine. Il refusait d’emblée tout client du genre à lui créer des ennuis. Et pour le cas où quelqu’un lui marcherait sur les pieds, il gardait à portée de main une massue à vous transformer en agneau un taureau pris de furie.
Ils avaient maintenant atteint l’extrémité du rio di San Felice et s’engageaient sur le Grand Canal. Une légère nappe de brouillard recouvrait la surface de l’eau et absorbait la lumière qui s’échappait des fenêtres éclairées. Le cavalier en aurait-il pour son argent ? se demanda le gondolier. La dame à son bras ne manquait pas de charme. Il l’avait jaugée d’un bref coup d’œil dans la lueur des becs de gaz sur le ponton de la locanda . Des cheveux blonds, des yeux verts et un décolleté prometteur. Zuanne Nono clappa de la langue en connaisseur. Il se réjouissait pour l’étranger, qui s’était montré d’une extrême générosité. Six lires pour une heure, c’était le double du prix normal. D’un autre côté, le client économisait l’hôtel. « Vous me laisserez descendre au Rialto dans une heure, avait-il dit. Ensuite, vous déposerez la signorina 1 devant la Piazzetta. »
Il était encore tôt, à peine huit heures. Le gondolier envisageait de prendre le rio di San Cassiano derrière le palais Morosini de manière à rejoindre le canal de la Giudecca par le dédale de petits canaux. Une fois à la punta di Santa Marta, il ferait demi-tour et reviendrait au Rialto par le rio Foscari. De là, il ne lui faudrait plus qu’un quart d’heure pour atteindre la Piazzetta. C’était une promenade agréable, d’autant qu’il n’y avait pas de vent et que l’air était d’une douceur surprenante pour la saison. Certains jours, Zuanne Nono détestait son métier. Ce jour-là, il l’adorait. Et l’occupation des deux passagers sous le felze lui paraissait presque romantique.
Une fois sur le canal de la Giudecca, il ne fit plus aucun doute que l’aimable cavalier était passé à l’action. Ils avaient cessé de murmurer. Soudain, la dame avait poussé un cri de volupté qui s’était interrompu brusquement, comme si elle s’était évanouie. Ensuite, la gondole avait un peu tangué ; on aurait dit que, dans le feu de l’action, ses pieds frappaient contre les planches. Puis le silence s’était fait.
Probablement, pensa Zuanne Nono, les cris et les coups de pied reprendraient-ils d’un instant à l’autre. Or, comme non seulement il possédait une belle voix, mais qu’en outre un air de musique lui paraissait toujours bienvenu, il se mit à chanter.
La donna è mobile
Qual piuma al vento,
Muta d’accento
E di pensiero 2 .
Il fut obligé de s’interrompre, pris d’un fou rire, car le vacarme sous le felze s’était encore accru. S’il n’avait pas su ce que le couple fabriquait, il aurait été tenté de croire que le cavalier tordait le cou à sa belle.
Quel étonnant bien-être sous ce felze ! pensa-t-il. Deux petites lampes placées dans un tube en verre baignaient la cabine d’une douce lumière ; le scaldino à leurs pieds procurait plus de chaleur qu’il ne l’aurait imaginé. La banquette tendue de velours vert n’était certes pas très confortable, mais cela suffisait amplement pour une brève étreinte. Et à plus forte raison pour ce qu’il projetait ce soir-là.
Il avait posé par terre son manteau dont les poches contenaient le matériel nécessaire : deux lanières en cuir pour la ligoter, un mouchoir pour l’empêcher de crier, des sels et, bien entendu, son rasoir. Avant de passer à l’action, il l’enroulerait avec soin, la doublure à l’extérieur, car une fois qu’il en aurait terminé, sa redingote serait maculée. Mieux valait débarquer au Rialto avec un manteau propre. Par précaution, il remettrait aussi son loup. Il croyait aux hasards stupides. C’est pourquoi il évitait tout risque superflu. Comme le disait la chansonnette : « Faute d’un clou, le royaume fut perdu 3 . »
Il n’avait encore jamais fait l’amour dans une gondole, et à vrai dire, ce n’était pas non plus dans ses intentions. Non qu’il boudât les plaisirs charnels , au contraire. Seulement, cette expression prenait chez lui un sens différent. Les plaisirs charnels – avait-il trouvé ces mots tout seul ?
Weitere Kostenlose Bücher