Retour à l'Ouest
tranchées. L’ennemi est
toujours le barbare ; notre force défend toujours le droit ; nous
possédons la vérité… Sans ce naïf bagage d’illusions (et de mensonge à soi-même
accepté par lâche complaisance envers soi-même), l’homme n’irait pas tuer son
prochain et s’exposer à la mort… Il a besoin de se justifier ainsi. Le fond de
cette hypocrisie est encore le respect humain ; et la puissance des idées
fausses provient de ce qu’elles copient les idées vraies ; ce sont des
simulacres que l’on prend pour des réalités. Les maîtres du monde, gouvernants
et classes riches, en usent pour tromper les masses, on comprend fort bien à
quelles fins ; les masses se laissent tromper parce qu’on ne manque jamais
de les prendre par leurs aspirations les plus saines – et parce que la réalité
est tellement inacceptable qu’il faut bien, pour s’y résigner, fermer les yeux,
se réfugier dans le mensonge. Ici, de la simple méditation sur certaines
fonctions du langage nous sommes près de dériver sur l’origine des religions. N’allons
pas si loin aujourd’hui. Aussi bien ne pensai-je tout à l’heure qu’à un mot
fétiche dont le récent succès, à la fois trompeur et significatif, mérite l’attention :
le mot
culture
.
L’abus qu’on en fait montre combien il est riche – et
combien dangereux. N’ayez pas la malice de demander à l’interlocuteur qui vous
en parle de vous expliquer ce qu’il entend par culture : ce n’est point
chose facile. L’incontestable c’est que les hommes d’aujourd’hui sont attachés
à l’idée de culture, exploitée dès lors pour les mener où ils ne voudraient pas
aller… Les États fascistes prétendent défendre la culture occidentale contre le
bolchevisme. N’ai-je pas lu dans une gazette soviétique que le salut de la
nouvelle culture socialiste (mais oui !) commande d’exterminer sans pitié
toute opposition ? Tout dernièrement, au cours de l’été, s’est tenu à
Valence et Paris le deuxième congrès des écrivains pour la défense de la
culture… André Gide, qui présida le premier, en 1935, n’y avait pas été invité [159] . Les
congressistes s’abstinrent de poser la question de la liberté d’opinion en URSS.
Ils ignorèrent délibérément le sort fait aux plus renommés, aux plus doués de
leurs confrères écrivains de là-bas, aux Pilniak, aux Voronski, aux Lélévitch , aux Bézymenski [160] . Ils ignorèrent
des choses non moins terribles qui se passaient sous leurs fenêtres… Qu’est-ce
donc que cette
culture
invoquée
par tant de haut-parleurs perfectionnés ?
Le mot fétiche déshonoré par des menteurs en service
commandé a pourtant une signification bien claire qu’il nous appartient de lui
rendre dans le combat des idées. La culture d’une société ne se définit
évidemment ni par son outillage technique ni par le nombre des bataillons bien
bottés appelés à défiler dans les grandes circonstances devant la tribune des
chefs. La production de papier imprimé – hélas ! –, le nombre des
laboratoires, le creusement des canaux d’une mer à l’autre (surtout si c’est
par la main-d’œuvre pénale) ne la définissent pas non plus. Tout cela n’est que
civilisation matérielle, chose admirable, sans doute, mais fort susceptible de
servir à l’organisation de funestes barbaries. Les guerres et les despotismes
en font foi. Le degré de culture d’une société se définit par la condition de l’homme.
Le degré de culture d’un homme se définit par son attitude envers autrui. Culture
veut dire en définitive respect de l’homme. Vous prétendez défendre la culture ?
Dites-nous comment l’homme est nourri, vêtu, logé, respecté sous votre loi. Dites-nous
s’il est libre. Libre de penser tout haut. Libre de connaître la vérité sur
vous-même, sur lui-même, sur nous tous. Respecté dans ce qu’il a de plus
précieux : son esprit… – Vous vous taisez ? Vous vous apprêtez à
invoquer la Race, le pur Aryanisme, l’Empire, la Latinité, la haute sagesse du
Chef génial, le salut de la patrie pour justifier les camps de concentration, la
censure, le bourreau-fonctionnaire, la presse et la littérature standardisées ?
Vous bafouez la culture parce que vous bafouez l’homme.
La crise de l’industrie soviétique
25-26 septembre 1937
Les exécutions continuent en URSS, à la cadence de six par
jour, d’après les chiffres officiels : 183 personnes ayant
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