Retour à l'Ouest
reproché à Meyerhold ! car il y en a des imbéciles, il y en a !
–, les trucs du cirque tout à coup se combinaient avec un jeu dramatique sans
défaut, la dactylo noire pirouettait étrangement, un personnage devenait Clown
ou Auguste, le grotesque bouleversait la tragédie, avec violence… Comme si ce n’est
pas la vérité la plus criante, comme si le Clown et M. Auguste, inconscients
et impayables de gravité, ne se promenaient pas parmi nous à toute heure, même
au cœur des révolutions !
Meyerhold suivait l’actualité. Les pièces à thèse qu’il
monta –
Hurle, Chine
! [195] ou
La Punaise
de Maïakovski [196] , par exemple – furent
les seules grandes, car il donnait à la thèse une âme tellement endiablée que
les faiseurs de thèses, parmi lesquels les cuistres constipés commençaient à
prévaloir, avec les années, ne le reconnaissaient plus. Meyerhold ouvrait sans
bruit une porte latérale et, pendant la représentation, se collait au mur à l’angle
de la scène et de la salle, observant l’une et l’autre, grand, osseux, grisonnant,
avec un terrible nez en bataille, un regard gris extrêmement aigu, un beau
masque gothique au front fier. À sa place dans un monde en transformation, sûr
de lui-même, atteignant les sommets de son œuvre, aimé des foules, connu dans l’univers
où son travail ajoutait quelque chose à l’éclat des réalisations soviétiques…
Entré dans le parti communiste, il s’y trouvait pris dans l’engrenage
du conformisme. Se tenant à l’écart des discussions politiques, il fut un bon
spécialiste communiste sans parti. Le régime stalinien, à ses débuts, le combla
d’encouragements. On entreprit de bâtir pour lui un théâtre répondant à toutes
ses audaces… Et le voici tombé en deux mois, chassé de la scène, son théâtre
fermé, son personnel licencié, sa vie de créateur probablement finie – le voici
seul, vieux, devant les ruines d’une œuvre unique au monde bâtie avec passion
tout au long d’une vie. Nul n’y comprend rien. Pourquoi cette absurde vengeance
d’un tyran vandale ? On se répond qu’il y a des précédents, après tout
aussi inexplicables d’ailleurs. Taïrov , autre metteur en
scène de premier plan, a été brutalement disgracié l’année passée. Akhmételi , le grand homme du théâtre géorgien, vient d’être
fusillé à Tiflis, sans doute parce que l’amitié le liait à des vieux bolcheviks
géorgiens fusillés avant lui. Meyerhold entraîne dans sa chute un membre du
gouvernement, Kerjentsev, directeur des Beaux-Arts, officiellement accusé d’avoir,
pendant des années, encouragé ses « plates jongleries et trucs de basse
qualité » (discours de Jdanov, membre du bureau politique, à la récente
Assemblée de Moscou).
Les explications officielles de la suppression du théâtre d’État
le plus vivant et le plus renommé de Moscou sont farcies d’arguments de cette
sorte. En réalité, Meyerhold a connu de près les hommes de la révolution, que l’on
achève de supprimer. Leur esprit lui est familier, il appartient à leur famille.
Pouvait-on laisser à ce témoin la tribune du théâtre ? Le régime qui se
crée écarte impitoyablement de son chemin quiconque lui rappelle son propre
passé – car il n’est pour lui ni pire reproche ni pire danger que ce simple
rappel.
Réflexions sur les bombardements
5-6 février 1938
Combien de morts à Barcelone ? Le nombre s’en accroît
chaque jour. Les manchettes des premiers bombardements, dans les journaux, ont
disparu. Des trimoteurs sur Barcelone, deux cents, six cents, mille victimes, cela
ne mérite plus que la troisième page. C’est coutumier. Et l’une des capitales
de la Méditerranée, une cité belle et ardente entre toutes, la ville ensoleillée,
pleine d’art, de travaux, d’idées, d’un petit peuple qui est parmi les plus
nobles du monde, subit tout près de nous ce supplice quotidien. Sera-t-elle
détruite ? Après tout, il n’est que de continuer. Ce ne sera pas la
victoire, pour les destructeurs, ce sera même aussi leur défaite. Car les
républicains vont devoir, par représailles, bombarder Salamanque, Burgos, Séville,
Saragosse – Saragosse qu’ils tiennent littéralement à leur merci. Il est
relativement facile de faire des ruines et de la mort. Beaucoup plus facile que
de vaincre tout un peuple pour lui imposer de vieilles et de nouvelles chaînes.
L’absurdité de ces massacres et de ces
Weitere Kostenlose Bücher