Retour à l'Ouest
monstrueuse évidence qu’une condamnation irrémissible
pèse sur les vieux privilèges.
Signes d’affolement *
12-13 février 1938
Résumons les faits dans leur significative simplicité. Un
ingénieur, d’origine et de formation bourgeoise, parfaitement bien casé, – bref
un monsieur « comme il faut » dont la situation est incontestablement
« d’avenir », – dépose une machine infernale… Où ? Au siège de
la Confédération générale du patronat. La maison saute, ensevelissant sous ses
décombres deux agents de police. Le dirigeant le plus autorisé du patronat
dénonce aussitôt à l’opinion publique ces fauteurs de guerre civile qui sont
les anarchistes, les syndicalistes, les communistes, les socialistes. Toute la
presse bien-pensante reprend en chœur ce facile leitmotiv. Un médecin cependant,
bourgeois et d’origine bourgeoise lui aussi, installé, casé, se retire, ses
consultations finies, dans son laboratoire pour y surveiller des bouillons de
culture qui vont servir à provoquer chez des traîtres à la conjuration des
bien-pensants et chez des adversaires politiques, des maladies mortelles… Des
architectes font aménager des caves en prisons clandestines et dépôts d’armes. Un
antiquaire, ayant pignon sur rue et boutique achalandée au cœur de Paris, dissimule
sous ses vieilles planches des fusils-mitrailleuses, des grenades et cætera. Des
messieurs très bien, mais vraiment très bien, je vous assure, qui portent des
noms à particules, sont reçus dans ce qu’on appelle la meilleure société, dirigent
des conseils d’administration d’entreprises lucratives, stockent les
parabellums
, à la manière des
gangmen
de Chicago et des ruffians de
Marseille, font coudre des brassards, échangent des serments, forment des brigades
secrètes d’hommes sûrs, font dans les bois des exercices de tir. Sur qui ces messieurs
pensent-ils tirer demain ou après-demain ? Mais sur les ouvriers, voyons !
Sur la canaille en blouses, comme disait Vallès. Un capitaliste estimé, un
général qui a de beaux états de services, d’autres personnages plus importants
encore dont on ose à peine chuchoter les noms, président à ces préparatifs. À
ces préparatifs de quoi ? Mais de défense de l’ordre contre le péril
communiste. C’est du moins ce que disent ces messieurs. Des milliers d’hommes
appartenant aux classes aisées sont mystérieusement organisés, enrégimentés, prêts
à donner au premier signal. L’ordre sera bien défendu, n’en doutez pas.
Des jeunes gens de « bonnes familles », c’est-à-dire
de condition aisée ou riche, courent les routes en auto, filant des voyageurs
qu’on leur a désignés, deux hommes simples, aux fronts d’intelligence qui, rescapés
de bien des répressions et des tueries totalitaires, se croient en sécurité
dans une petite ville française réputée pour son climat bienfaisant. Les jeunes
gens de bonne famille les rejoignent et laissent sur la route, à Bagnoles-de-l’Orne,
criblés de balles et de coups de poignard, les corps de Carlo et de Nello
Rosselli, – un savant et un grand militant socialiste. À peine les Rosselli
sont-ils tombés que la presse sérieuse accuse hautement les anarchistes…
Quand on découvre le complot, ce n’est d’abord, dans cette
bonne presse, qu’un vaste éclat de rire. Qui parle de grenades pour quelques
boîtes à conserves chargées de poudre ? Allons, ce n’est qu’une vaste
rigolade, allez-vous-en, monsieur Dormoy, vous vous moquez des honnêtes gens !
Et les grenades, les grenades inoffensives de la défense anticommuniste sautent
par hasard, – et l’on aligne sur le parvis Notre-Dame quatorze cercueils où les
restes humains ne sont vraiment que des restes…
L’un après l’autre, on arrête les ingénieurs d’un gros
fabricant de pneus connu dans le monde entier. Pour tant d’armes, d’autos, de
caves, de brassards, de bacilles, de compétences, de journaux menteurs, d’où
vient l’argent ? Les explosifs et une partie des armes de tous ces bons
patriotes proviennent de pays voisins à régimes totalitaires. L’ordre de tuer
le grand militant Carlo Rosselli et l’universitaire Nello Rosselli, son frère, est
venu de Rome. La voix d’un chef de gouvernement, défenseur de la culture latine,
qui a dit un jour à des sbires : « Débarrassez-moi de Giacomo
Matteoti », a dit en 1937, mais cette fois à des Français, gens d’ordre et
libres citoyens
Weitere Kostenlose Bücher