Retour à l'Ouest
moment de l’histoire s’est écroulé
comme un château de cartes, sous la poussée spontanée des masses.
Le Drame de Krestinski *
2-3 avril 1938
On n’a pas oublié l’étrange incident des deux premières
audiences du récent procès de Moscou. Les Vingt et Un sont aux bancs des
accusés. Parmi eux, cinq compagnons de Lénine, d’entre les plus grands : Rykov,
Boukharine, Racovski, Krestinski, Rosengolz. Plusieurs dirigeants de l’Asie
centrale. De vieux médecins. De hauts fonctionnaires staliniens, Iagoda, l’ex-ministre
de la police en tête. Enfin, quelques basses canailles policières pour corser l’amalgame.
Tous, bien entendu, se reconnaissent coupables de tout, comme il a été entendu ;
faute de quoi, ils eussent été fusillés sans procès ainsi qu’il est arrivé à
une foule d’autres révolutionnaires et hommes d’État des premiers temps de l’URSS.
Tous se reconnaissent coupables sauf un, qui l’a promis, lui aussi, pourtant, mais
dont les nerfs se révoltent. C’est Krestinski [218] .
C’est un vieux bolchevik, un vieil honnête homme, intellectuel
racé, instruit, modeste et travailleur. Je l’ai rencontré à Berlin, à Vienne, en
Russie. Secrétaire du comité central du temps de Lénine, puis ambassadeur à
Berlin, puis suppléant de Litvinov aux Affaires étrangères. La cinquantaine, un
visage intelligent et fin, allongé par la barbiche grisonnante ; le regard
centré par des lorgnons aux cristaux d’une épaisseur peu banale ; une
amabilité extrême et un sérieux scrupuleux en toutes choses. Une des trois ou
quatre têtes du bolchevisme qui connaissaient à fond la politique européenne. Avec
cela, du cran. Je l’ai vu, pendant les journées et les nuits révolutionnaires
de l’Allemagne en 1923, entouré de jeunes communistes allemands qui portaient
des torches, suivre à travers des foules chargées d’électricités contraires, la
dépouille de son camarade Vorovski, assassiné à Lausanne [219] . Un large
drapeau rouge drapait le cercueil. J’ai vu Krestinski, à la même époque, vérifiant
avant de se coucher les postes de défense intérieure établis à la légation de l’Unter
den Linden, quand on y attendait des agressions…
Les correspondants étrangers assistant au procès relatent
que, Nicolas Ivanovitch Krestinski, diplomate de la révolution, interrogé sur
se culpabilité, « bondissant de son siège, s’écrie :
– Non, je ne suis pas trotskyste. Non, je ne suis pas
un espion. Non, je n’ai jamais rencontré Sedov, le fils de Trotski. Je sus
membre du Parti Communiste depuis de nombreuses années et me considère toujours
comme membre du parti. »
Les correspondants étrangers ont vu, entendu, noté. Je cite
L’Œuvre
du 3 mars. La presse soviétique
se borne à dire que Krestinski « nie ». C’est tout. Une nuit se passe.
La nuit porte conseil à cet accusé qui a consacré toute sa vie au parti et dans
sa protestation d’innocence s’est encore affirmé membre du parti, – car telle
est sa fierté unique, la fierté d’un dévouement absolu. La nuit porte conseil… À
l’audience du lendemain, Krestinski se lève et déclare :
« – C’est dans un sentiment douloureux de honte et
accablé par mon état maladif qu’hier, presque machinalement, je me déclarai
innocent. Je me reconnais pleinement coupable de toutes les accusations portées
contre moi. »
Que s’est-il passé dans la nuit ? Tout au moins ceci. On
est venu dire au vieux bolchevik Krestinski, à l’homme du dévouement :
« – Ce procès est une grande entreprise politique du
parti contre ses adversaires de l’intérieur et de l’extérieur. Vous pouvez n’être
pas d’accord là-dessus, mais le Comité Central a décidé. Vous n’avez qu’à vous
soumettre. Et vous torpillez le procès devant l’opinion internationale, devant
la bourgeoisie et le fascisme ! Allez-vous prétendre opposer votre honneur
personnel, votre innocence, à la politique du parti ? Mettre ainsi le
parti en accusation devant l’univers ? Si vous en arriviez là, vous seriez
réellement
un traître et
fusillé, peut-être sans attendre la fin du procès. »
Donc, Krestinski avoue. Il avoue même avoir rencontré
Trotski à Néran à un moment où Trotski se trouvait dans les Basses-Pyrénées, bien
surveillé par la police française. Mais peu nous importe désormais ce qu’il
avoue. L’affreuse représentation judiciaire tire à sa fin. Les fusillés en
Weitere Kostenlose Bücher