Retour à l'Ouest
déconseillaient, ne voyant pas bien ce que l’on
pourrait obtenir dans une situation si difficile… M. Nabokov ,
un des esprits les plus éclairés du parti constitutionnel-démocrate, éclata de
rire : « Incorrigible, vous êtes incorrigible, cher monsieur. Vous ne
voyez qu’émeutes et peut-être révolution, hein ? Mais voilà bientôt
quarante ans que la Russie vit là-dessus… Mettez que les choses s’aggravent
vraiment. On pendra un certain nombre de braillards. Et puis après ? »
Mon ami social-démocrate se préoccupait d’un tract – à demi clandestin – à
diffuser pour la journée internationale des femmes, dont personne, hélas !
ne se souciait. Son ambition révolutionnaire n’allait pas au-delà de cette
petite besogne utile.
Qu’elle descende donc dans la rue, la canaille ouvrière qu’il
faut périodiquement rappeler au bon sens par la manière forte. Le général
Khabalov [216] a son plan minutieusement élaboré : le plan de janvier, précisément. La
police donnera la première ; puis les cosaques ; enfin la troupe. La
ville est pleine de troupes et nul ne plaisante avec le code militaire. Le
général Khabalov est bien tranquille. Il a tort.
On ne sait pas comment la grève commença le 23 février, au
rayon de Vyborg. On ne sait pas pourquoi elle se généralisa le 24, d’où vint
aux manifestants, dans les rues, la rumeur selon laquelle les cosaques avaient
promis de ne pas tirer. On ne sait ni comment ni pourquoi tout le prolétariat
de Petrograd fut dehors, menaçant, tenace, habile à noyauter la troupe, le 25. On
ne sait pas qui donna l’idée de désarmer la police, mais la police fut désarmée.
Il n’y avait pas de meneurs ou il y en avait trop. Les révolutionnaires étaient
angoissés ; ils tenaient des conciliabules pour provoquer la reprise du
travail, craignant d’inutiles effusions de sang. À leurs yeux, l’effervescence
des masses manquait de solennité, de décision, de plan. Nul ne savait où l’on
allait. Le 26, après les arrestations de la nuit, un souffle de défaite passe
sur les obscurs militants qui se multiplient partout, toujours débordés, à bout
de forces. Des postes de police ont flambé, c’est l’émeute. Accalmie dominicale.
Les jets d’eau glacée que les pompiers prodiguent à la foule lui font cependant,
d’après un rapport officiel, l’effet d’un excitant. On a tué des ouvriers au
centre. Le soir, une compagnie de gardes du corps de l’empereur, du régiment de
Pavlovski, se mutine contre des aspirants qui sont des fusilleurs du peuple… Le
régiment de Préobrajensky arrête les mutins. Le 27, il faut faire donner la
troupe puisque les désordres se prolongent ; or, précisément l’émeute
ouvrière, grondant partout, cernant les casernes, a, par sa durée, mordu sur la
troupe. Le régiment de Volhynie [217] désigné pour la répression passe, dans la rue, aux ouvriers. On ne sait pas qui
a fait le premier geste sauveur, quels soldats inconnus, frémissants et rayonnants,
ont tendu leurs fusils vers la foule en criant : « Camarades ! »
On ne sait pas leurs noms, mais ce sont eux qui ont commencé la vraie
révolution. Les premiers mutins n’ont de salut que dans la mutinerie de tous. Ils
le sentent. Ce sont des propagandistes endiablés qui vont de caserne en caserne
disputer leur vie et le salut commun. Le régiment de Moscou se joint à celui de
Volhynie. Les soldats arment les ouvriers. Le palais de justice brûle. Une
colonne de feu domine la ville quand la nuit tombe. Toute la garnison, 150 000
hommes, a passé à la révolution. Des velléités de résistance gouvernementale se
font encore sentir, mais de plus en plus dérisoires. On arrête les grands dignitaires.
Qui ? Des inconnus, des hommes de la rue les arrêtent. Au palais de
Tauride vers lequel affluent les régiments qui mettent des rubans rouges aux
baïonnettes, des militants inconnus, délégués par les usines, se souvenant de
1905, se constituent en soviet. On ne sait pas exactement qui donna l’idée, lança
le mot ni à quelle heure précise le premier soviet ouvrit sa séance, s’il l’ouvrit
jamais, car les choses se faisaient toutes seules…
Du quartier général de Molitev, le tsar consulte pendant ce
temps ses commandants d’armées qui lui conseillent d’abdiquer… Vain conseil. La
signature de l’autocrate ne signifie plus rien, car il n’y a plus d’autocratie.
L’empire le plus autoritaire du monde à ce
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