Retour à l'Ouest
avait-il d’autres que je n’avais point repéré. Le
cabinet noir lisait tout mon courrier au départ et à l’arrivée ; quand il
m’arrivait de voyager, des « anges gardiens », comme on dit en Russie,
m’accompagnaient discrètement. Et je n’étais qu’un écrivain retiré – par force
– de l’action politique ! Pour parler de complots dans ces conditions, il
faut les inventer… Encore faudrait-il mettre dans l’invention un peu plus d’intelligence
et tâcher de ne pas bousculer exagérément le sens commun…
Le commencement…
26-27 mars 1938
J’habitais cette ville, au milieu des gens qui avaient vécu
et fait ces choses deux ans auparavant. Je les interrogeais souvent. J’eusse
voulu comprendre. Comment s’effondre une grande puissance ? Ainsi – tout à
coup –, du jour au lendemain ? Hier, le vieil ordre, les siècles derrière
lui, les siècles peut-être devant lui… Aujourd’hui le chaos, l’incertitude
totale, une immense naissance se mêlant à une mort immense, et la vie, la vie, le
dynamisme des foules, des chants, des événements, des décisions contradictoires,
tout cela si différent de ce qu’on a lu, attendu, préparé ! (Mais qu’a-t-on
préparé ?)
Le 25 février, vieux style, le 10 mars selon le calendrier
occidental, c’était encore l’ancien régime à Petrograd, capitale de l’Empire. Nicolas
II régnait. Le 26, on ne savait plus, personne ne savait ce que c’était. Y
avait-il encore un empire, un tsar, un pouvoir ? Il n’y avait de certain
que les manifestations houleuses et désordonnées dans les rues, sans chef, sans
plan, sans intentions. Une marée de foules montantes à travers la bruine, sur
la chaussée grise et blanche : terre battue, neige salie. Le 27, tout
était décidé à la vérité, mais personne encore n’en savait rien…
Un ami, un poète, me raconta :
« Je me souviens d’un jour splendide de décembre ou
janvier. Vous savez, ce soleil pur, absolument transparent qui règne si bien
sur la neige. Les ombres des édifices profilées en bleu azur. L’étonnante joie
de vivre dans ce soleil, et les gens sortis se promener sur la perspective
Nevski, les jeunes officiers convalescents aux rubans de Saint-Georges accrochés
sur la poitrine, leurs jolies marraines, les toilettes d’hiver de ce public du
centre qui vivait très bien de la guerre… Une musique militaire éclata, la
garde impériale déboucha, en tenue de campagne, enseignes en tête, partant pour
le front… Ce flot de soldats marchant en cadence, avec une résolution mécanique,
au milieu de cette foule prospère qui le saluait, tous ces palais autour de nous
témoignant la richesse et l’orgueil de cette journée tonique… quelle puissance !
pensai-je. Et que c’est beau ! Devant la puissance, mon ami, les poètes (car
nous sommes souvent très petits-bourgeois nous autres poètes, il faut nous
pardonner ça) oublient facilement bien d’autres choses comme la misère, l’iniquité,
le travail de termites de la misère et de l’iniquité… On commémorait partout le
tricentenaire des Romanov. Trois siècles d’histoire ! Ça paraissait solide,
je vous assure… »
Les armées, sans doute, manquaient de munitions ; mais
les fronts étaient loin et l’Empire en avait vu bien d’autres. Les généraux
murmuraient bien un peu, entre eux. Les libéraux continuaient à rêver d’un
ministère constitutionnel, bien discrètement, sans même le dire, car on était
en guerre, n’est-ce pas ? et la guerre commande la modération même aux
libéraux, dans leurs rêves. La tsarine Alexandra Feodorovna écrivait avec
bonheur : « Tout s’arrange pour le mieux, les rêves de notre Ami sont
tellement significatifs… » « Notre Ami », c’était le staretz [214] Raspoutine, l’illuminé,
le débauché, le saint… Un vieil agent provocateur, plusieurs fois brûlé dans sa
triste existence, sollicitait de ses chefs une augmentation de traitement, à la
veille des troubles probables dans les quartiers ouvriers…
Quand les troubles commencèrent en effet, le 23 février, un
socialiste de mes amis alla par hasard voir à la rédaction de la
Retch
(la
Parole
[215] )
des publicistes influents, presque avancés en somme. Il leur raconta l’effervescence
du rayon de Vyborg où les ouvrières du textile ne voulaient plus faire la queue
pour du pain et parlaient de descendre en masse vers le centre. Ce serait la
grève, mais les militants la
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