Retour à l'Ouest
l’Espagne
rétrogradait nettement par rapport à la brillante civilisation arabe, fondée
sur une agriculture prospère. À ces divers facteurs s’ajouta l’influence de l’Église.
L’histoire véritable de l’Espagne commence par des guerres de religion qui sont
en réalité des guerres nationales. La lutte pour la terre entre les Maures et
les Espagnols avait revêtu la forme d’un conflit de deux fanatismes, le
chrétien et le musulman. Le plus ardent l’emporta ; il allait marquer d’une
ineffaçable empreinte toute la vie spirituelle du pays, y être à la fois un
élément de passion brûlante et une cause d’appauvrissement intellectuel. On ne
brûle pas en vain des milliers d’hérétiques ; la pensée apprend à se
cacher, si bien qu’à la fin les hommes désapprennent prudemment de penser. Or l’Église
n’était pas seulement l’Inquisition, elle constituait aussi une vaste
entreprise de domination économique. Ses propriétés furent longtemps de
véritables exploitations agricoles modèles ; l’étendue de ses domaines
ajouta à sa puissance spirituelle une puissance politique qui n’est pas encore
détruite. Quand nous lisons dans des télégrammes d’agence qu’un couvent a brûlé
en Catalogne ou en Andalousie, souvenons-nous que le couvent, depuis des
siècles, n’est plus pour l’homme du peuple la maison des croyants et de Dieu :
c’est bien davantage la grande entreprise féodale et patronale à laquelle
plusieurs générations d’exploités ont donné leur peine.
La décadence de l’Empire espagnol commença tôt. Les pays de
civilisation bourgeoise, où le capitalisme naissant reposait sur des industries
et des échanges commerciaux mieux organisés, secouèrent le joug espagnol, évincèrent
sur les mers du globe les flottes du Roi Très Catholique ; les révolutions
américaine et française finirent par lui faire perdre ses colonies du nouveau
monde – et l’Espagne de Charles-Quint redevint une petite puissance européenne,
arriérée au double point de vue de la production et du rayonnement intellectuel.
Pays neuf, en somme, malgré sa grandeur passée ; peuple neuf puisqu’il
entre dans le XIX e siècle sans avoir guère été touché par l’opulence
et la corruption de ses maîtres ; et préservé des idées occidentales par
un régime théocratique. En ce sens il y a eu jusqu’ici bien des similitudes
entre les destinées du peuple russe et celles du peuple espagnol.
La révolution de 1876, au cours de laquelle la classe
ouvrière s’avère déjà la principale force motrice des évènements – avec l’armée
qui est encore la plus forte – tente de faire entrer ce vieux royaume décadent,
féodal et théocratique, dans une voie de développement capitaliste analogue à
celle des pays avancés. Elle échoue, mais elle montre, au lendemain de la
défaite de la Commune de Paris et de la dislocation de la I ère Internationale, quel potentiel révolutionnaire est celui des ouvriers et des
artisans de la péninsule. Une commune insurrectionnelle a tenu plusieurs mois à
Carthagène [44] .
La monarchie des Bourbons restaurée va laisser l’économie
dans le marasme, maintenir jusqu’en 1931 la propriété domaniale des grands
seigneurs incapables d’exploiter leurs terres, contenir péniblement les
aspirations de la bourgeoisie industrielle, devenue forte en Catalogne et aux
Asturies, mater plus péniblement encore la révolte ouvrière qui couve sans
cesse. On torture des prisonniers politiques à Montjuich, on fusille après le
soulèvement barcelonais de 1909, le fondateur des écoles modernes, Francisco
Ferrer. Deux partis, conservateur et libéral, également monarchiques, alternent
au pouvoir, de plus en plus impuissants ; et le voyageur qui visite Madrid
et Barcelone en revient avec l’impression singulière d’un régime que personne
ne désire plus défendre, d’une armée antimilitariste (les soldats, bien entendu),
d’un peuple ouvrier étonnant de jeunesse morale, d’entrain à vivre, capable des
plus beaux dévouements, pénétré d’un esprit de révolte et de solidarité sans
égal, – et, en bien des endroits, surtout dans les campagnes, d’une misère
désespérée, désespérante, croupissant à l’ombre des monastères…
À partir de la guerre, l’Espagne arrive à un tournant. De
1914 à 1919-1920 ses industries se développent prodigieusement ; elles
travaillent pour les Alliés, le pays est en quelque sorte
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