Retour à l'Ouest
pour
méconnaître à ce point les pauvres, les humbles, les vaincus de toujours enfin
redressés, enfin sur le point – peut-être – de changer le sort ?
D’autres poètes, en des circonstances analogues, surent
faire preuve de plus d’équité clairvoyante. Je songe au vieux Victor Hugo
méditant à la lueur des incendies de Paris, certaines pages de
L’Année terrible
. Il y avait pourtant, alors
comme à présent, d’infâmes légendes plein les journaux. La presse versaillaise
inventait les pétroleuses pour justifier les exécutions d’ouvrières. Grand
bourgeois perdant tout discernement devant la guerre-civile, Taine disait des communards : « Ces gens-là se sont mis hors de l’humanité… »
Le beau monde fêtait M. le marquis de Gallifet auquel l’histoire ne sait
exactement combien attribuer de victimes : est-ce vingt, trente ou
quarante mille ouvriers français ? On se perd dans ces chiffres, il y a
trop de cadavres à dénombrer, vraiment trop. Le seul Vallès, réfugié à Londres,
fut fusillé trois fois. Des rigoles de sang descendaient de la cour du Château
d’Eau vers les égouts. (On a dû revoir cela il y a quelques jours à Badajoz…) Victor
Hugo ajoutait cependant à son œuvre une page sur l’incendie des bibliothèques. Ce
sont de riches alexandrins cadencés disant le miracle des livres, rêve, pensée,
savoir, acquis des siècles, – des livres qui finiront bien par faire triompher
l’homme de la brute… « Et tu brûles tout cela ! » criait le
poète à l’insurgé pour que l’insurgé pût répondre :
– Je ne sais pas lire !
En quelques mots, Hugo rétablissait l’équilibre, se haussait
au-dessus de l’indignation facile, et de l’hypocrisie des riches qui, maintenant
les pauvres dans la barbarie, ont encore le front de leur reprocher d’être des
barbares…
Je songe encore à un autre poète, plus chrétien à coup sûr, lui
aussi, et mille fois plus humain que l’ascétique Unamuno donnant son nom à la
publicité des nettoyeurs des faubourgs de Séville. Alexandre Blok était, quand
éclata la révolution russe, le symboliste de
La
Rose et la Croix
. Il assista à l’effondrement d’un monde, il vit le
sang sur la neige, la montée des pauvres gens en casquette et cartouchières sur
les pardessus, vers les banques, les lupanars, les officines de la presse, les
états-majors. Les gardes rouges prenaient les villes, l’une après l’autre. Blok
comprit, comme Hugo, qu’il n’est pas de fin sans commencement. Il nous donna
Les Douze
, ce chef-d’œuvre.
– Ils sont douze gardes rouges cheminant dans la nuit
désolée, et ils mêlent dans leurs cœurs toutes les petites laideurs et toutes
les grandes attentes de l’homme. Ils laissent derrière eux, sur un trottoir
blanc, le corps de Katias, jolie jeune fille qui passait en traîneau, enlacée
par un officier. Ils murmurent qu’ils vont incendier le monde. Mais quelqu’un
les précède à travers les flocons blancs, quelqu’un d’invulnérable et d’invisible
et c’est Jésus-Christ
couronné de blanches roses.
Cette œuvre, dominant de très haut les formes mêmes de la
pensée moderne, rattachait avec raison la révolution socialiste aux aspirations
d’une autre révolution, commencée il y a deux mille ans, dans la société
antique minée par ses propres contradictions.
Miguel de Unamuno, catholique, ne s’est pas souvenu des
origines chrétiennes. Les pierres calcinées des vieilles églises pèsent plus
lourd à ses yeux que la vivante souffrance des hommes. Et que la mort des
hommes : quinze cents vaincus massacrés à Badajoz, – pensez-y bien, cela
clarifie les idées sur les valeurs culturelles. Plaignons la misère et l’aveuglement
des intellectuels de ce temps qui, sous l’empire du sentiment bourgeois de la
vie, ne savent plus distinguer dans les luttes sociales, le vrai et le faux, ce
qui naît et ce qui crève (ce qui crèvera dans le siècle en dépit des dictatures)
et le travailleur en état de légitime défense des prétoriens de l’État
totalitaire.
Ivan Nikititch
29-30 août 1936
J’écris le cœur immensément serré, – serré, déchiré, piétiné,
comme si, sous de lourdes bottes, on l’avait foulé à plaisir, – devant la tombe
fraîche où s’alignent seize têtes trouées : tout un brelan d’agents
provocateurs et toute une équipe de vieux révolutionnaires qui furent les compagnons
et les amis de Lénine [50] .
J’ai connu
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