Retour à l'Ouest
de tels
hommes, à se piétiner eux-mêmes dans la boue du mensonge, à consommer un
suicide politique total ? La psychologie profonde et retorse d’un
Dostoïevski nous paraît dépassée.
Les
Possédés
sont des gamins en comparaison avec les metteurs en scène
et les acteurs de la tragédie de Moscou.
L’explication en est pourtant claire pour quiconque connaît
ces hommes. Elle tient en quelques mots : dévouement au parti, utilité. (Je
traduis par utilité un mot russe qu’on rendrait plus exactement par « conformité
à la fin poursuivie » – un mot que j’ai souvent entendu prononcer par ces
hommes…)
Fondateurs du vieux parti de Lénine, ne concevant pas qu’on
puisse vivre en dehors du parti, Zinoviev et Kamenev professaient qu’il fallait y rester à tout prix, fût-ce
en reniant sa pensée, fût-ce en feignant de s’incliner devant le Chef
officiellement adoré, considéré dans leur for intérieur comme le naufrageur de
la révolution. De là leurs capitulations réitérées, leur double jeu d’opposants
sans l’être tout en l’étant, leur situation infernale de perpétuels suspects et
ce déroutant épilogue. Pour mieux les discréditer, ces seuls compagnons de
Lénine survivants, ils demeuraient, par leur attachement foncier au bolchevisme
et leur passé, des concurrents redoutables, Staline exigeait d’eux, périodiquement,
les apostasies les plus humiliantes. Ils sortaient de prison, ils revenaient
des bourgades d’Asie centrale pour gravir la tribune des congrès, faire amende
honorable devant lui, reconnaître en lui le Chef unique. Puis ils rentraient
dans l’ombre et chacun savait qu’ils existaient, ne partageant pas les lourdes
responsabilités du pouvoir, gardant au fond leur jugement. Ils existaient en
dépit des humiliations infligées et acceptées. Ils existeraient tant qu’ils
seraient vivants. Les reniements commandés ne les diminuaient plus puisqu’on en
connaissait la raison profonde qui était l’attachement au parti…
Quand on connaît, pour y avoir longtemps vécu, la psychose
de guerre qui est celle des milieux dirigeants de l’URSS, on comprend la
puissance de cet appel adressé en définitive, infiniment plus qu’à la lâcheté
individuelle devant la mort, au dévouement. D’autant plus efficace que la plupart
des accusés étaient d’anciens adversaires de tendance de Trotski, disposés
depuis toujours à le discréditer par tous les moyens. (Deux faisaient exception
et leur attitude a été très singulière ; mais les mêmes raisons d’ensemble
sont aussi valables pour eux.)
Refuser c’était peut-être se donner plus de chances de vivre,
mais c’était à coup sûr rompre avec le parti. Ils ne pouvaient pas refuser. Une
demi-certitude morale leur garantissait la vie, en dehors des promesses qu’on
leur fit probablement. Les principaux accusés des deux grands procès analogues,
préparés de même avec de plus subtils dosages du mensonge, de la peur et du
dévouement, selon les cas, n’ont pas été exécutés. L’ingénieur Ramsine qui s’accusa en 1930 d’avoir saboté l’industrialisation
et préparé l’intervention étrangère, en liaison avec l’état-major d’une
puissance aujourd’hui très amie, a été depuis réhabilité avec tous ses
complices… [55] Les vieux socialistes qui s’accusèrent un peu après du même crime, ceux-ci
contre toute vraisemblance, dans un procès qui fut du commencement à la fin une
imposture effarante, sont sains et saufs, dans diverses prisons, il est vrai [56] . Ces deux
précédents constituaient bien une sorte de garantie pour les accusés d’hier. Préparer
l’intervention étrangère contre le pays est somme toute un crime plus grand que
celui dont on les invitait à se charger ; et les compagnons de Lénine, les
fondateurs du parti, les héros de la guerre civile ne pouvaient, en bonne
logique, être traités avec plus de rigueur que des traîtres… Seulement, la
bonne logique n’était en rien dans tout ceci.
Il y avait donc entre les accusés et le Chef une sorte de
marché accepté par dévouement au parti, avec un reste d’espoir humain et
politique. « Il n’osera pas, il n’ira pas jusque-là, c’est quand même un
vieux du parti, lui aussi », voilà ce qu’ils ont dû se dire dans leurs effroyables
instants de doute.
Et leur erreur, ils ne l’ont comprise qu’au tout dernier
moment quand on leur a lié les mains pour les faire descendre…
La bête
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