Retour à l'Ouest
d’assez près plusieurs des fusillés de Moscou. Leur supplice sera
quelque jour mesuré et les hommes s’étonneront qu’on ait pu aller si loin, descendre
si bas dans la peur et la haine d’adversaires politiques qui étaient des camarades
de la veille. D’entre ces hommes, il en est un que l’on connaît peu en Occident,
à cause de sa parfaite modestie, mais qui, pour la génération de la révolution
d’Octobre, était à la fois un symbole et un exemple. Entré dans l’histoire avec
un héroïsme tranquille, dédaigneux du mot, étranger à toute autre ambition que
celle de servir la classe ouvrière : Ivan Nikititch
Smirnov .
Grand, maigre, blond, la tête plutôt petite, des traits fins
et comme menus, la moustache négligée, la chevelure courte en brosse molle, le
pince-nez un tantinet de travers, un souriant regard gris révélant très vite
chez l’homme vieillissant le vieil enfant plein d’illusions sur la vie ; de
la bonne humeur, une sorte de gaîté triste dans les mauvais moments, quand il
croisait sur ses genoux ses longues mains et regardait dans le vide. Son visage
se fripait alors, vieillissait d’un seul coup. Mais Ivan Nikititch secouait la
grisaille, redressait un peu les épaules, plantait son doux regard clair dans
vos yeux et vous assurait avec une invincible raison que « la révolution
est faite de hauts et de bas, bien sûr ; le tout est d’y tenir ; nous
tenons depuis assez longtemps, n’est-ce pas ? » Tenir, pour lui, cela
voulait dire servir, se donner, à fond, avec un désintéressement total.
Ancien ouvrier, un des fondateurs du parti bolchevique, je
ne sais pas exactement les chemins qu’il suivit dans les prisons de l’ancien
régime. Quand, en 1918, il fallut improviser une Armée rouge pour faire la
guerre civile et résister à l’intervention tchécoslovaque [51] , Ivan Nikititch, qui,
de sa vie, n’avait tenu une arme, endossa la veste de cuir noir, accrocha à sa
ceinture un revolver Nagant et prit avec Trotski le train de Kazan. Les Blancs
venaient de prendre cette ville [52] ,
le front était percé, les premières troupes rouges se débandaient devant des
corps d’officiers intrépides, la panique se mêlait à la pagaïe, l’on manquait
de tout, la République paraissait blessée à mort. Moscou jeta vers cette trouée,
cette plaie mortelle au flanc de la révolution, un train de volontaires pris
parmi les meilleurs. Ils arrivèrent en pleine déroute, se laissèrent couper la
retraite pour bien montrer qu’ils ne reculeraient pas et, dans la petite
station de Sviajsk, non loin de Kazan, livrèrent seuls bataille à la troupe de
choc de Kappel . L’état-major rouge, avec ses dactylos, ses
plantons, ses cuisiniers, tout son personnel non combattant, tint vingt-quatre
heures sous la mitraille. Trotski avait renvoyé la locomotive du train : nous
ne repartirons pas, que nul n’en doute. Larissa Reisner ,
qui se battait là, elle aussi, éblouissante de grâce et de passion, a laissé de
belles pages sur cet épisode. « Ivan Nikititch Smirnov, écrit-elle, était
la conscience communiste de Sviajsk. Même parmi les soldats sans parti et les
jeunes, sa correction et sa probité absolues l’imposèrent tout de suite… Il ne
savait sans doute pas comme on le craignait, comme on avait peur d’être lâche
ou faible précisément devant lui, devant cet homme qui n’élevait jamais la voix,
qui se bornait à être lui-même. Tranquille et brave…
On sentait qu’il ne défaillirait pas dans les pires minutes.
On serait calme, l’esprit clair, soi-même, à côté d’un Smirnov, au pied du mur,
interrogé par les Blancs dans la fosse sordide d’une prison. Nous nous le
disions tout bas, entassés pêle-mêle sur le plancher, dans ces nuits d’automne
déjà froides… » Sviajsk reste dans l’histoire de la République des Soviets
une date capitale : c’est là qu’en 1918 la révolution fut sauvée par une
poignée d’hommes dont Ivan Nikititch était l’un des guides.
Quand, en 1920, les paysans de Sibérie formés en
détachements de partisans eurent rendu la situation intenable à l’amiral Koltchak , c’est à Ivan Nikititch que Lénine recommanda de
confier la tâche de soviétiser et pacifier la Sibérie. Smirnov devint le
président du comité révolutionnaire de Sibérie, Smirnov fonda la République d’Extrême-Orient,
État tampon provisoire qui permit aux Soviets d’éviter la guerre avec le Japon [53] .
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