Retour à l'Ouest
vieux compagnons de Lénine, Zinoviev, Kamenev, Ivan Smirnov, Evdokimov , Bakaev , et de quelques vagues comparses à physionomie d’agents
provocateurs.
L’opinion ouvrière du monde, interdite devant tant de sang
versé, constate avec stupeur que les aveux de certains accusés (je pense à l’accusé
Gottzman [95] )
sont manifestement faux. Un grand trouble naît dans les consciences les moins
prévenues. Il apparaît que plusieurs centaines d’hommes, qui ont fait la
révolution soviétique dans ses premières années, ses années épiques, sont
impliqués dans de vastes complots, frappés par une répression impitoyable, voués
à disparaître… Ce n’est qu’arrestations, sans fin ni merci, au milieu d’un tel
concert d’aveux, de repentirs, de protestations, de dévouement au Chef – et de
preuves de haine mortelle envers ce même Chef – que l’on ne s’y retrouve plus.
De nouveaux procès sont annoncés et sans cesse différés
pendant six mois. L’on ne reparle plus d’un grand nombre d’accusés, dont on ne
sait même pas s’ils sont encore de ce monde. Le procès de Radek , Piatakov , Sokolnikov , Mouralov , Serebriakov et douze
autres s’ouvre enfin le 23 janvier. Tous accusés de complot, haute trahison, espionnage,
terrorisme. Les cinq vieux bolcheviks que je viens de nommer ont d’étonnantes
biographies : amis et collaborateurs de Lénine, artisans dévoués de la
révolution, bâtisseurs du régime, hommes d’État jusques hier, excepté Mouralov,
opposant irréductible et probe, déporté depuis 1928. Tous s’accusent de crimes
contre la patrie socialiste. Tous, vivant dans la maison de verre du pouvoir, ont
conspiré indéfiniment. Mouralov, déporté, soumis à la haute surveillance. Dès
le premier jour, haute surveillance. Dès le premier jour, étrange effet d’audience,
Piatakov raconte en détail un voyage qu’il fit en avion de Berlin à Oslo en
décembre 1935, pour aller voir le banni, l’opposant intraitable Trotski. Le
soir même, la presse norvégienne réplique, affirmant que, vérifications faites,
aucun avion n’est venu de Berlin à Oslo en décembre 1935 !
Procès de complaisance politique comme le précédent, et dont
l’objet est double : réparer la mauvaise impression produite par le
précédent, cela au moyen de révélations plus fortes et plus croyables ; supprimer
un certain nombre d’hommes gênants, gênants à cause de leur grand passé, de
leur autorité, de ce qu’ils savent de la terrible réprobation qui est en eux. Cette
fois encore les accusés ont été sélectionnés, les non-complaisants
disparaissent on ne sait où, on ne sait comme. Ne paraissent à la barre que
ceux qui, marché conclu, ont adopté une attitude bien définie, vont prodiguer
des aveux convenus. Pourquoi le font-ils, allant ainsi à une mort probable ?
Ce n’est point par lâcheté, je les connais trop bien pour en douter : c’est,
comme dans le procès précédent, à la fois par dévouement et par calcul. On peut
tout leur demander au nom de l’intérêt supérieur de la révolution, tout, ils
consentiront à tout. Dévouement. Non sans arrière-pensée : il s’agit pour
eux de se donner à ce prix une faible chance de survivre. Un jour peut-être, la
révolution aura autrement besoin d’eux, non plus pour les avilir et supplier, mais
pour leur donner l’occasion tant attendue de racheter les pires palinodies… Est-on
coupable de ce que l’on subit ? À quoi leur servirait-il d’être – comme
beaucoup d’autres, leurs pareils et leurs camarades – héroïques et dignes pour
disparaître dans des ténèbres totales ?
Et dans les aveux convenus qu’ils prodiguent, le vrai, cette
fois, se mêle au faux avec une certaine habileté. Le vrai pour faire passer le
faux commandé. Le vrai, c’est la haine du chef, l’anxiété pour le régime, la
peur de la guerre, la prévision de catastrophes probables, une foule de
conciliabules et de propos sur ces sujets, les sympathies cachées puis
secrètement affirmées pour le seul survivant qui soit debout, en exil. Le faux,
toutes ces répugnantes histoires d’intrigues allemandes, de sabotage dans des
mines – et pourquoi faire, grands dieux ! –, d’attentats parfaitement
inutiles et idiots qui ne furent jamais commis…
Demain ce sera le tour de Rykov , successeur
de Lénine à la tête du gouvernement soviétique, de Boukharine ,
théoricien écouté du parti depuis 1917, rédacteur
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