Retour à l'Ouest
encore au pouvoir, des aspirations des masses
dans les villes et les campagnes. Et il conclut fermement : l’heure est
venue. Réfugié en Finlande [93] ,
dans une hutte de branchages au bord de la mer, il écrit au début d’octobre, au
Comité central du parti bolchevique :
« Chers camarades ! Les événements nous
prescrivent si nettement notre devoir que l’attente devient un crime. Le
mouvement agraire se développe avec une force croissante. Les troupes nous
vouent une sympathie de plus en plus vive. À Moscou, nous avons 99 pour 100 des
voix de soldats ; les troupes finlandaises et la flotte sont contre le
gouvernement… Avec les socialistes-révolutionnaires de gauche nous avons
incontestablement la majorité dans le pays. Les cheminots et les postiers sont
en conflit avec le pouvoir… Dans ces conditions, attendre devient un crime… »
Et encore :
« La victoire est certaine. Neuf chances sur dix pour
qu’elle nous soit acquise sans effusion de sang… »
L’action lui donna raison.
Je l’ai vu maintes fois, un peu plus tard, dans la phase la
plus ardente de sa vie. Nul n’était plus simple, plus éloigné de jouer l’homme
de génie – qu’il était vraisemblablement –, le grand chef, le maître de l’État.
Tous ces mots, dits à son propos, l’eussent indigné. Sa plus grande menace
quand les désaccords s’aggravaient au sein du parti, était : « Je
fous ma démission au Comité central, je rentre dans le rang et je défends mon
point de vue à la base… » Il portait encore ses vieux vestons d’émigré
zurichois. Quand on voulut fêter son cinquantième anniversaire, il se fâcha
presque ; et ne vint que vingt minutes à la soirée intime qui réunit
quelques camarades. Quand on parla d’éditer ses
Œuvres complètes
, il répondit à Kamenev, avec une sorte de
contrariété :
« Pour quoi faire ? Que n’a-t-on pas écrit en
trente ans ! Ce n’est pas la peine… »
Il ne se croyait pas infaillible et ne l’était point. Il a
commis de grandes erreurs ; et souvent, dans son action la plus juste, une
part d’erreur s’est mêlée à une perspicacité extraordinaire. Dans l’ensemble, son
œuvre reste pourtant comme un nouveau point de départ dans l’histoire, un
exemple magnifique de désintéressement et de dévouement à la classe ouvrière, une
application victorieuse de la pensée marxiste à la lutte des classes. C’est
vers elle que nous nous retournons aujourd’hui comme vers une lumière, et non
vers sa morne dépouille embaumée à Moscou sous un lourd mausolée…
Le drame russe
30-31 janvier 1937
Le drame russe continue à se dérouler sous nos yeux, comme une
tragédie antique. On a beau en connaître la logique intérieure, les dessous, les
probabilités, chaque jour apporte sa surprise – et ce sont toujours d’effroyables
surprises. Il est encore un peu tôt pour porter un jugement sur le procès en
cours, mais dès aujourd’hui, quelques conclusions d’ensemble s’imposent à tout
observateur informé. Que s’est-il passé ? Pendant des années, depuis l’exclusion
de tous les opposants du parti communiste russe (1927), puis l’abjuration et la
réintégration dans ce parti du plus grand nombre des ex-opposants, pour la
plupart fondateurs du régime et du parti, le monde a vu monter l’étoile du Chef,
obéi et suivi avec une admiration sans réserve par un parti unanime, selon l’expression
consacrée, à 100 pour 100. Tout à coup, le 1er décembre 1934, au milieu des
ovations et des approbations continuelles, un coup de revolver claque et l’un
des chefs du parti, Kirov, tombe sous les coups d’un membre du parti… Je
signale en passant que
Le Messager
socialiste
, organe des socialistes russes émigrés [94] , vient de publier
sur cette affaire, demeurée assez mystérieuse, des lettres extrêmement
intéressantes et qui en donnent une version à retenir. Kirov, partisan avec
Maxime Gorki d’une atténuation de la répression dans le pays, serait tombé sous
les coups d’un meurtrier à double face : jeune opposant et indicateur de
la Sûreté. Ceci nous expliquerait pourquoi tous les chefs du Guépéou de
Leningrad, à cette époque, furent sévèrement condamnés comme ayant laissé s’accomplir
un attentat dont ils connaissaient la préparation. Ce drame a de multiples
rebondissements de moins en moins croyables à vrai dire, jusqu’au procès de
juillet 1936 qui aboutit à l’exécution des plus
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