Retour à l'Ouest
eux-mêmes, il note ce dialogue – ou
ce palabre – sans fin des hommes à la peine. Guère de description chez lui, moins
encore de portraits ou c’est en quatre lignes, aucun développement
psychologique. L’action et le parler. La lecture de ses pages serrées, compactes,
parfois agaçantes et, par à-coups, enthousiasmantes me donne un peu la
sensation d’une marche à travers certaines vieilles rues de Paris, grouillantes
de peuple, où tant d’actions infimes s’entremêlent que cela ne fait plus qu’une
grande vibration unique. Rue Mouffetard, rue de Buci, coins de Ménilmontant. Et
que cherchent le plus tous ces vibrions humains ? Voyez-les de près. Pas
un visage qui n’ait sa déformation de souffrance et d’usure. Les seuls titres
des livres de Poulaille proclament ce qu’ils cherchent et ce qu’ils sont :
ils cherchent le
Pain quotidien.
Ce
sont les
Damnés de la terre
. Il
n’y en a pas d’autres ici-bas. Damnés véritables.
Et jamais ils ne firent plus consciencieusement leur métier
de damnés que quand ils eurent à manger
Le
Pain du soldat
[135] (que Poulaille, dans sa dédicace, déclare ne vouloir re-bouffer à aucun prix…).
C’est le titre du nouveau livre de guerre qui vient prouver que des choses
essentielles dans leur simplicité n’avaient pas encore été dites sur la guerre
des pauvres bougres.
Cinq cents pages. Du travail de force, et lourd, avec son
poids de vie. De sang aussi.
« L e
pain blanc en premier. La mort au jour le jour…
– Et maintenant, ai-je demandé à Poulaille, que vas-tu faire ?
– L a suite, parbleu. »
Ce sera sans doute, permets-moi de te suggérer ce titre, commode,
Le Pain amer de la Victoire.
Voilà
vingt ans bientôt que l’humanité ne parvient pas à en surmonter l’arrière-goût
de défaite…
Carlo Rosselli
19-20 juin 1937
C’était en novembre dernier, à Paris, dans la demeure, pleine
de livres rares, d’un savant italien. Il y avait Modigliani ,
vétéran d’un socialisme persécuté, il y avait l’historien de Botticelli, Jacques Mesnil … Il y avait aussi Carlo Rosselli et sa femme, tous les deux souriants avec l’assurance
intérieure des êtres chez lesquels le drame de toute destinée humaine a fini
par aboutir à un équilibre de forces. Ensemble, se ressemblant presque, ils
donnaient au premier abord une impression de plénitude et de sécurité. On les
sentait sûrs d’eux-mêmes ; dignes d’une confiance totale. Simples dans
leur vie, loyaux, mettant des intelligences nettes et souples au service d’une
grande cause, ayant trouvé leur voie, capables d’y marcher jusqu’au bout. Nous
parlâmes des choses tragiques de Russie. Puis des choses tragiques d’Italie. Enfin,
des choses tragiques d’Espagne… C’est l’époque qui est ainsi et elle exige qu’on
la regarde en face. Nous étions là des rescapés de plusieurs dictatures
totalitaires, et pourtant pleins de confiance en l’avenir des hommes.
Carlo Rosselli, bien bâti, corpulent, dans la force de l’âge,
le visage plein, le teint sanguin, des cheveux châtain clair, un regard bleu ou
vert aiguisé par les lorgnons – regard d’observateur –, avenant, parole
attentive, d’une très grande courtoisie, mais révélant tout à coup, par la
réplique directe ou le jugement sans merci l’âme ardente du militant. Il
revenait du front d’Aragon ; un jour encore auprès de sa femme et il
repartirait pour les tranchées d’Huesca, tenues par la colonne Durruti, les
bataillons du POUM, les volontaires italiens. Il appartenait là à cette
formation qui, rassemblant des socialistes, des maximalistes [136] , des
syndicalistes, des anarchistes, des trotskistes, a donné beaucoup de sang
généreux à la classe ouvrière d’Espagne.
Si l’on écrivait sa vie – et il faut souhaiter qu’on l’écrive
–, il en resterait un beau livre où l’énergie apparaîtrait sans cesse au
service d’un socialisme de liberté. D’origine bourgeoise, fils de gros
producteurs de mercure, de race patricienne, en somme, professeur à Gênes, Carlo
Rosselli fit un jour évader d’Italie, en canot automobile, le vieux socialiste Filippo Turati . Arrêté à son retour et déporté aux îles Lipari,
il réussit à fuir, à bord d’un hydravion, avec Nitti jeune,
le neveu de l’ancien chef du gouvernement italien. Il se consacra ensuite, à
Paris, au mouvement antifasciste italien, dirigea l’hebdomadaire
Giustizia e Libertà
[137] , noua
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