Retour à l'Ouest
se drogue. Celui-ci a un
fameux talent, mais… Cet autre s’ingénie à vivre de cafés crème et de
croissants, avec un grand roman dans la tête qu’il n’écrira point. Des
étrangers viennent s’asseoir en curieux au milieu de cette ardente et un peu
désolante foule. L’air d’ici a une vibration énervante et charmante à la fois. On
y est aux confins de plusieurs mondes, – mais de nul monde peut-être l’on n’y
est plus loin que de celui du travail. J’écoute un poète exposer que son groupe
admet la dictature du prolétariat, – et je pense tout à coup à Constant
Malva , poète lui aussi, mais plus encore mineur du Borinage. Pour celui-là
du moins, le mot
prolétariat
n’est pas littérature, – ah non !
Écartons-nous, traversons ce singulier quartier de la Gaîté
où règne dans l’éclairage des bistros et des cinémas une dure gaîté
industrielle. Les rires, au sortir des dancings, ont quelque chose d’hystérique
et de mécanique. Allons-nous-en. Cinq minutes de marche, franchie l’avenue du
Maine, et nous voici dans une rue du vieux Paris populeux, devant des fenêtres
timidement éclairées à l’intérieur. La façade est pauvre, discrète. On lit
au-dessus de la porte :
Musée du
soir
. C’est ici. Entrons.
Peu d’importuns viennent ici, l’on est à peu près sûr d’être
entre soi. Entre copains. L’Union des syndicats de la Seine paie le loyer de ce
local à un groupe d’écrivains et de lecteurs ouvriers pour qu’ils soient chez
eux. Ce n’est qu’une pièce, tapissée de gravures et de photos, où toute la
muraille du fond est prise par la bibliothèque. Les publications d’avant-garde
surchargent une grande table. Voici de jeunes visages, de jeunes voix
parisiennes, une rude face de cosaque, plus de sel que de poivre dans la
moustache (et c’est quelqu’un, ce vieil ouvrier qui fit de rudes besognes sous
la révolution russe, tint le plus tragique pouvoir en mains avant de subir la
persécution, de s’évader et de reprendre, dans les chantiers de Paris, les
outils de sa jeunesse), voici l’animateur de bien des mouvements qui se
raccrochent les uns aux autres depuis dix ans et plus autour d’une idée vivace :
celle de la littérature prolétarienne. Henry Poulaille a le physique et l’allure d’un gars du faubourg [133] . Homme de
lettres ? Ne vous fichez pas de lui, hein, il vous servirait vite des mots
de Cambronne en cascades. Et pourtant, c’est là le paradoxe, écrivain si
authentique qu’il est le seul de sa sorte, à vrai dire. Après avoir passé par
le roman comme il en faut, émouvant et attachant plus qu’à souhait, avec
Ils étaient quatre
(ça date), il s’est
mis en tête que les ouvriers ont quelque chose à dire, que leurs vies valent bien,
par l’intérêt humain et la grande aventure du travail, de la misère, de la
lutte, de la durée dans tout cela – sans fin, les destinées entières y passent
–, les émois des petites marquises ; et qu’il y aura une littérature
prolétarienne quand les ouvriers se seront mis à écrire. Il a successivement
fondé
Nouvel âge, Prolétariat, Contre le
courant
[134]
,
revues de combat et d’exemple. Lui-même
s’est mis à bâtir son œuvre, comme les maîtres maçons vous construisent une
muraille avec de bonnes briques un peu là. Tout dans ses idées nécessiterait
discussion, bien entendu. Suffit-il qu’une œuvre soit d’un ouvrier pour être
prolétarienne ? N’y a-t-il pas des œuvres d’ouvriers parfaitement
bourgeoises par leur esprit ?… Il est vrai que Poulaille, dont le fort est
de se moquer des théories, vous dirait victorieusement : « Mais de
celles-là, mon vieux, je m’en fous ! » Eh sans doute… Mais écrire, n’est-ce
point un métier et ne faut-il pas autant d’application, de patience, de temps
pour faire un écrivain que pour former un maître charron ? Poulaille, sans
s’expliquer à fond sur les questions théoriques, préfère démontrer le mouvement
en marchant.
Il s’est créé une manière d’écrire qui n’est qu’à lui, dédaigneuse
de toutes conventions littéraires (et là, je crois qu’il se trompe ; certaines
conventions, en art, sont faites d’optique que l’on ne saurait impunément
rejeter). Il entend serrer d’aussi près que le permet un texte la réalité qui l’intéresse,
celle de la vie des pauvres gens. Comme elle ne s’exprime elle-même que par
leurs propos, fort souvent insignifiants par
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