Retour à l'Ouest
des
relations dans le monde entier, secourut et organisa les réfugiés, déjoua les
provocations, passa une fois cinq heures à interroger un misérable payé pour l’assassiner,
se battit en Aragon, y fut blessé, revint militer à Paris…
Voilà l’homme que l’on vient de trouver poignardé sur une
route déserte de Normandie, à Bagnoles-de-l’Orne. Non loin de lui, le cadavre
de son frère Nello Rosselli , jeune historien, arrivé la
veille de Florence. Dans l’herbe, un stylet italien, bonne arme de spadassin. Les
deux Rosselli, en villégiature, ont été suivis, guettés, surpris, poignardés
par des exécuteurs pourvus de moyens (automobile), assez nombreux pour maîtriser
à coup sûr deux adversaires vigoureux… Thomas de Quincey écrivit autrefois un
traité
De l’assassinat considéré comme un
Art
[138] .
Il n’avait pas prévu la technique de certains services secrets des États
totalitaires. Il n’avait pas prévu non plus l’effarante technique du mensonge
répandu à profusion par la presse. Des journaux n’ont-ils pas eu l’énorme
impudence de laisser entendre que les Rosselli seraient tombés sous les coups d’anarchistes
espagnols pour les avoir, en certaine circonstance, fraternellement blâmés ?
Je crois savoir, quant à moi, que Carlo Rosselli, bien au contraire, ne
ménageait ni son estime ni son amitié au philosophe anarchiste Camillo Berneri , autre grand Italien, assassiné – pour d’autres
raisons… ! – à Barcelone dans les premiers jours de mai. Car le sang des
meilleurs coule aujourd’hui à flots. Ce ne sera pas en vain.
Carlo et Nello Rosselli sont tombés sous les stylets le 10 juin
1937… Le 10 juin marquait déjà pour nous un sanglant anniversaire. C’est le 10 juin
que Giacomo Matteotti disparaissait à Rome, enlevé par Dumini ,
l’un des tueurs professionnels du Fascio. À treize ans de distance, le même
crime se répète. Celui d’hier, en effet, semble aussi bien signé que l’autre.
Désormais, dans nos mémoires, les Rosselli rejoignent
Matteotti. Les régimes de sang n’ont pas fini de tuer. Les hommes de liberté, de
justice et de foi en l’homme n’ont pas fini de résister. Ainsi continue, de nos
jours, le vieux duel de la tyrannie et des justes révoltes qui, conférant à l’histoire
une terrible grandeur, n’est, en définitive, qu’une des formes implacables de
la lutte des classes. Et voici qu’au fond même de notre deuil une éternelle
raison de confiance nous apparaît. Quand une tyrannie en est à se défendre par
ces moyens-là contre des adversaires qui n’ont que leurs plumes, leurs mains de
combattants, leurs poitrines, leurs âmes libres, c’est que les temps sont
proches. Rien ne prouve mieux la faiblesse des puissants que leur affolement ;
rien, peut-être, ne les achemine plus sûrement vers leur perte que l’inhumanité
des assassins et des bourreaux…
Toukhatchevski [139]
26-27 juin 1937
L’affaire Toukhatchevski a
suscité dans la grande presse une émotion beaucoup plus réelle que les récentes
exécutions de vieux bolcheviks. L’opinion bourgeoise trouve assez naturel que
les combattants de la révolution d’Octobre soient fusillés sous tels ou tels
prétextes ; mais que l’on touche au commandement de l’armée d’une des
grandes puissances l’inquiète, la trouble et nous le comprenons fort bien…
En réalité, l’exécution du maréchal Toukhatchevski et de
sept généraux rouges qui tous furent parmi les héros véritables de la guerre
civile – c’est-à-dire de la guerre de libération sociale du peuple russe – décapite
l’Armée rouge [140] .
Il faut de longues années d’études, de travail, de sélection des cadres pour
former un haut commandement d’armée. Et celui qui vient de disparaître, dans
les caves de Moscou, sous les revolvers d’ordonnance d’exécuteurs anonymes, avait
été formé à l’école prodigieuse de 1914-1921, en pleine épopée. L’URSS seule
disposait d’une pareille équipe de jeunes généraux formés à l’action en de tels
creusets.
Autre fait extrêmement grave. Les huit chefs militaires
fusillés et leur camarade Ian Gamarnik , qui s’était
suicidé ou fait tuer en résistant à la police peu de jours auparavant, avaient
éduqué, formé, sélectionné, commandé pendant une quinzaine d’années des
milliers d’officiers qui, ne pouvant certes, tout au moins en leur for
intérieur, ni croire à l’invraisemblable énormité
Weitere Kostenlose Bücher