Retour à l'Ouest
imposées. Voici des
millénaires que l’homme s’évade laborieusement, non sans rechutes – et quelles
rechutes sous nos yeux ! –, de la brute. De la brute humaine souvent pire
que la bête, car elle est mieux armée d’intelligence. Quand tout à coup la
société où l’homme étrangle l’homme, presque invisiblement, selon les règles
admises des usages et du droit, se déchire en armées, en peuples, jetés les uns
sur les autres, on voit tomber tant de masques coutumiers, apparaître tant de
vrais visages implacables, menteurs, fourbes et sinistres que l’on ne se sent
pas loin de désespérer… Remercions ceux qui, dans ces chaos, lèvent pour nous
des visages de calme et de courage ; savent, malgré le sang versé, à
travers les œuvres mêmes du sang, nous être des exemples de grandeur. Deux noms,
émergeant ce soir parmi beaucoup d’autres, des brumes qui recouvrent l’Espagne,
viennent de fortifier en moi cette pensée :
Camillo Berneri.
Francisco Chamorro [144] .
Le 3 mai, dans la nuit, à Barcelone, quelques heures avant
de mourir, Camillo Berneri, réfugié italien, professeur de philosophie, journaliste
anarchiste, volontaire dans un corps de milice, écrivait ces lignes dans une
lettre adressée à ses deux filles :
« Cette nuit tout est calme et j’espère que cette
violente crise se résoudra sans conflits prolongés qui pourraient compromettre
la guerre. Que de mal les communistes font ici aussi !
Il est deux heures, la maison est en armes. J’avais voulu
rester levé pour que les autres aillent se coucher, mais on a ri, disant que je
n’entendrais même pas le canon (Berneri était presque sourd) ; mais ils
ont fini, l’un après l’autre, par aller se coucher et je veille pour tous. C’est
l’unique chose entièrement belle, plus absolue que l’amour et plus vraie que la
réalité elle-même, que de travailler pour tous. Que serait l’homme sans ce sens
du devoir, sans cette émotion de se sentir uni à ceux qui furent, à ceux qui
sont et à ceux qui viendront ?
Je pense parfois que ce sens messianique n’est qu’une
évasion, n’est que la recherche et la construction d’un équilibre qui, s’il
manquait, nous précipiterait dans le désordre et la désespérance. Le certain, en
tout cas, c’est que les sentiments les plus intenses sont les plus humains.
On peut être déçu sur tous et sur tout le monde, mais non
sur ce qu’on affirme avec sa conscience morale. S’il m’était possible de sauver
Bilbao en donnant ma vie, je n’hésiterais pas un seul instant. Cette certitude,
personne ne peut me l’enlever, même le philosophe le plus sophistiqué. Et ceci
me suffit pour me sentir un homme et me consoler toutes les fois que je me sens
au-dessous de moi-même, au-dessous de l’estime des meilleurs et de l’affection
des êtres que j’estime et que j’aime le plus.
Ce que je viens de dire est d’une solennité un peu ridicule pour quiconque ne
vit pas ici. Mais peut-être qu’un jour si je puis vous parler des longs mois
qui viennent de s’écouler et que j’ai vécus si intensément, vous comprendrez
mieux. »
Camillo Berneri ne nous parlera plus de ce qu’il a vécu. On
vint l’arrêter avec d’autres antifascistes italiens pendant les émeutes de
Barcelone, le 4 mai ; et le surlendemain, il n’était plus qu’un cadavre
troué de balles, abandonné dans une ruelle. Une vieille communiste italienne a
écrit qu’il avait été exécuté, comme il le méritait, pour avoir préconisé une
politique antifasciste opposée à celle du PC. Mais je n’ouvre pas un débat sur
sa tombe. Le testament moral qu’il nous laisse dépasse de loin en force et en
grandeur tout ce que l’on peut dire pour justifier un assassinat…
Francisco Chamorro a fait une autre fin, – pour tenter de
sauver Bilbao, comme l’eût souhaité Berneri. Libertaire aussi, aviateur, Chamorro,
surpris par la sédition des généraux et mobilisé dans l’armée nationaliste, attendait
son heure. Il l’entendit sonner lorsque, pilote émérite, ses chefs lui firent
savoir qu’il allait avoir le grand honneur d’emporter dans son avion le chef de
l’armée du Nord, le général Mola, et ses principaux collaborateurs. De renseignements
fournis aujourd’hui par son frère, il résulte que Francisco Chamorro provoqua
délibérément la catastrophe dans laquelle le général Mola perdit la vie, avec
tous ceux qui l’accompagnaient.
Du haut du ciel,
Weitere Kostenlose Bücher