Révolution française Tome 2
méprisables ambitions des âmes
communes. Ah, loin de redouter son ambition, je sens qu’il nous faudra
peut-être le solliciter un jour pour l’arracher aux douceurs de sa studieuse
retraite. »
La cérémonie, note un témoin, est d’un « froid glacial ».
« Tout le monde avait l’air de s’observer et j’ai
distingué sur toutes les figures plus de curiosité que de joie, ou de
témoignage de vraie reconnaissance. »
Bonaparte a répondu à Talleyrand que « le peuple
français pour être libre avait les rois à combattre. Pour obtenir une
Constitution fondée sur la raison, il y avait dix-huit siècles de préjugés à
vaincre… Lorsque le bonheur du peuple français sera assis sur les meilleures
lois organiques, l’Europe entière deviendra libre. »
Ces mots font trembler.
On sait que Bonaparte, en Italie, a lui-même rédigé les
Constitutions des Républiques ligurienne et cisalpine. Voudrait-il faire de
même avec la Constitution française ?
Lorsqu’il rencontre Barras, quelques jours plus tard, il dit
que « le régime directorial ne peut durer. Il est blessé à mort depuis le
coup d’État du 18 fructidor. La majorité de la nation, Jacobins et royalistes, le
rejette. »
Il faudrait, a-t-il osé dire à Barras, que le Directoire l’accueille
parmi ses Directeurs, lui, Bonaparte, général pacificateur, que la foule
acclame. Lui seul pourrait redonner confiance en un régime décrié.
Barras s’est cabré, a tonné :
« Tu veux renverser la Constitution, Bonaparte ? Tu
n’y réussiras pas et ne détruiras que toi-même. »
Porte fermée devant Bonaparte. La « poire n’est pas
mûre » ; le pouvoir ne cédera pas, n’offrira pas un siège à Bonaparte.
On cherchera donc à l’éliminer. Peut-être en l’empoisonnant.
Des lettres anonymes l’avertissent. On veut le tuer.
Au banquet de huit cents couverts organisé par les deux
Conseils – quatre services, huit cents laquais, trente-deux maîtres d’hôtel, et
du vin du Cap, du tokay, des carpes du Rhin et toutes sortes de primeurs –, Bonaparte
a son propre serviteur, qui change ses couverts et lui présente des œufs à la
coque.
Bonaparte ne se laissera pas empoisonner, ni séduire.
Il est de nouveau invité par Talleyrand qui donne en son
honneur, le 3 janvier 1798, une fête fastueuse à l’hôtel de Galliffet, et on y
joue une contredanse appelée La Bonaparte.
On y chante un refrain qui célèbre Joséphine, celle qui doit,
au nom de la France, « prendre soin du bonheur du guerrier, du héros
vainqueur ». Et Bonaparte est élu, à la place de Carnot, membre de l’institut,
dans la « classe de sciences physiques et mathématiques, section des Arts
mécaniques ».
Et c’est seulement au titre de membre de l’institut qu’il
assiste, parmi ses collègues savants, à la cérémonie qui, le
21 janvier 1798 place Saint-Sulpice, commémore la mort de
Louis XVI. Barras, au nom de tous les participants, prête le serment de « haine
à la royauté et à l’anarchie ».
Les chœurs chantent le Serment républicain, musique
de Gossec, paroles de Chénier :
Si quelque usurpateur veut asservir la
France
Qu’il éprouve aussitôt la publique vengeance
Qu’il tombe sous le fer, que ses membres
sanglants
Soient livrés dans la plaine aux vautours
dévorants.
Bonaparte, habile, a été présent à ce qu’il appelle une « cérémonie
anthropophage » sans y jouer aucun rôle. Car il ne veut apparaître ni partisan
des « régicides », se coupant ainsi des royalistes, ni favorable à
une restauration, devenant dès lors l’ennemi des républicains.
Il veut être au-dessus des factions. Mais l’inaction lui
pèse.
« Il semblait que la terre lui brûlait les pieds »,
note La Révellière-Lépeaux.
Et son impatience est d’autant plus grande que le peuple
continue de l’acclamer.
S’il se rend au Théâtre des Arts, les spectateurs se lèvent
dès qu’ils l’aperçoivent dans une loge. Mais le risque existe aussi qu’après
quelques mois passés à Paris, l’attention ne se détourne de lui. Car les armées
du Directoire continuent d’agir sans lui.
Le général Joubert a fructidorisé la Hollande, en
imposant un régime républicain centralisé, en créant une République sœur, batave,
une et indivisible.
Les troupes françaises sont entrées à Rome, et Berthier en a
chassé le pape Pie VI.
Le général Brune a occupé Berne et Fribourg. La
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