Rive-Reine
Tignasse.
– Sais-tu ce que contient cet étui ? demanda-t-il.
Rosine Mandoz prit l’objet et le fit tourner entre ses doigts avec une moue dubitative.
– Lis la date portée sur le carton, ordonna Axel.
Elle lut :
– 16 octobre 1815.
– Et cette date ne te dit rien, Rosine ?
– Non. Ah ! mais si ! Je sais, ce tube, c’est le sucre d’orge que je t’ai laissé quand je suis partie pour Rome ! Oh ! mon Axou !
Émue, M me Mandoz se détourna, confuse, se mordant les lèvres, des larmes plein les yeux.
– Et tu le conserves, comme ça ! Mon Dieu ! Que de tendresse il y a là ! C’est vrai que certains sucres d’orge ne peuvent rancir, dit-elle, se reprenant.
– Non plus que certains souvenirs, dit Axel en cueillant d’un baiser une larme sur la joue de Tignasse.
Charlotte et Flora, qui allaient devant avec Mandoz, se retournèrent.
– Allons, vous deux, ne traînez pas ou nous n’aurons pas une bonne table à la chambre à manger, cria Julien, usant du vocable vaudois.
– Que vous racontiez-vous de si intéressant ? ne put s’empêcher de demander Flora, quand sa sœur et son filleul rejoignirent le groupe.
– Nous parlions de l’exceptionnelle conservation de certains sucres d’orge, dit Rosine avec sérieux.
L’après-midi, ils allèrent visiter le Kapellbrücke 1 , pont couvert, construit en 1333 pour relier les deux parties de la vieille ville, séparées par la rivière Reuss.
Au cours de la soirée, Axel apprit, par Julien Mandoz, l’histoire du monument qu’on allait inaugurer le lendemain. L’initiative patriotique du colonel Pfyffer d’Altishoffen avait suscité, dès l’origine, de nombreux concours financiers puisque tous les cantons avaient souscrit ainsi que plusieurs capitales européennes : Paris, Vienne, Copenhague et Saint-Pétersbourg. Mais, en Suisse même, s’étaient manifestées des réticences d’ordre politique. Certains libéraux, se voulant plus républicains que d’autres, voyaient dans l’érection de ce monument un acte de propagande spectaculaire des conservateurs.
Quand on sut que le colonel Pfyffer avait suggéré, comme symbole du sacrifice des Gardes-Suisses, un lion expirant sur un bouclier semé de fleurs de lys, les libéraux trouvèrent à cette représentation « un faste monarchiste » exagéré et déclarèrent qu’ils eussent souhaité un monument plus discret, par exemple une chapelle, du genre de celles édifiées sur les champs de bataille en guise de mémorial. Ni le promoteur du monument ni les familles des morts du 10 août ne s’étaient laissé influencer par ces considérations partisanes et le dessin du monument avait été demandé à Bertel Thorvaldsen 2 , un sculpteur danois vivant à Rome, considéré par les critiques comme le successeur de Canova. C’est l’avoyer 3 de Ruttimann qui, lors d’un séjour dans la Ville éternelle, avait convaincu l’artiste de réaliser le monument auquel on réservait, à Lucerne, un bel emplacement. Adossée à une paroi rocheuse, dans un parc public situé près de la porte de Weggis, sur la route de Zurich, l’œuvre de Bertel Thorvaldsen deviendrait la principale curiosité de la ville 4 .
Méconnu des Suisses, Thorvaldsen était cependant un artiste célèbre en Europe. Byron, Walter Scott et Schiller avaient posé pour lui. Les souverains le recherchaient pour faire décorer leurs palais et les Romains admiraient ses sculptures, Jason, Amour et Psyché, l’Enlèvement de Briséis, Ganymède et l’aigle, Adonis , et aussi une frise de trente mètres représentant les Fêtes d’Alexandre à Babylone , commandée par Napoléon pour le palais du Quirinal.
Ayant jugé le site idéal et désireux de prouver son attachement aux valeurs démocratiques qu’illustrait la Confédération helvétique, l’artiste s’était mis au travail et, tandis que l’on creusait dans le roc la grotte propre à recevoir le monument, il avait envoyé le modèle de celui-ci, que devait exécuter le sculpteur suisse Pankras Eggenschwyler. Victime d’un grave accident, cet artiste avait bientôt cédé le ciseau au tailleur de pierre Lukas Ahorn, de Constance, qui acheva le travail.
Le jour de l’inauguration fut marqué par le mauvais temps. Une pluie froide et obstinée ajouta le deuil de l’été à celui que rappelait cette manifestation du souvenir.
La cérémonie avait
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