Rive-Reine
les grains de raisin et le soleil de fin d’été rendrait la pulpe plus sucrée, augmenterait le degré d’alcool. Simon Blanchod, qui visitait chaque jour un parchet ou l’autre, supputait le nombre de chars qu’il conduirait au pressoir.
Axel avait obtenu qu’au retour de Lucerne sa mère vînt passer quelques jours à Rive-Reine. Après réticences et atermoiements, Charlotte avait accepté, curieuse de voir les transformations apportées par son fils à la vieille maison et de découvrir la chambre aménagée pour elle. Elle redoutait cependant de lire sur les visages des Veveysans, sinon le mépris, au moins le dédain que la communauté protestante ne manquerait pas de manifester à la catholique scandaleuse et divorcée.
Dès qu’elle fut installée pour quelques jours à Rive-Reine, Axel, prévoyant ce risque qui retenait sa mère de sortir dans les rues, sauf pour se rendre, dans le cabriolet du jeune homme, chez sa fidèle amie Élise Ruty, décida de donner un dîner. Il convia, en plus des Ruty, plusieurs membres de la municipalité, des anciens camarades d’école, avec leurs épouses, et un pasteur retraité, président du Conseil consistorial, qui jouissait en ville de l’estime de tous les paroissiens.
La Réforme avait institué, dans chaque paroisse, un consistoire, formé de quelques conseillers et des pasteurs. Pendant tout le régime bernois, la tâche essentielle de ces conseils avait été de surveiller les mœurs et de veiller à ce que les fidèles fréquentent régulièrement le culte. Le père de Guillaume Métaz avait longtemps siégé au consistoire de sa paroisse. Les conseils, tombés en désuétude mais non dissous, ne fonctionnaient plus depuis plusieurs décennies. Ils intervenaient cependant, très rarement, pour interdire l’accès « au Saint Repas de la Cène » à ceux dont les mœurs constatées se révélaient notoirement scandaleuses. Ces interdictions restaient temporaires, leur but étant, non de protéger la communauté, mais de conduire les sanctionnés à résipiscence. L’Église réformée ne prononçait jamais d’excommunications majeures, au contraire de l’Église catholique, qui interdisait les sacrements, dont la communion, aux divorcés. Le culte, comme la cène, restait accessible, chez les protestants, aux époux séparés.
Le pasteur Albert Duloy était un homme fin, intelligent, érudit, acquis à l’idée que les catholiques ne devaient pas être considérés comme ennemis de la religion réformée mais, plutôt, comme des frères séparés. Quand Axel se rendit au domicile du ministre, pour faire son invitation, en annonçant loyalement que M me Métaz, catholique divorcée, serait présente à table, il reçut le meilleur accueil.
– J’ai entendu, comme tout le monde, à Vevey, exposer les raisons qui ont conduit celui que l’on tenait pour votre père à se séparer de son épouse, quand il apprit que vous étiez fils d’un autre. La loi, me dites-vous, a prononcé la dissolution de l’union autrefois contractée par M. Métaz et votre mère. Soyons d’abord respectueux de la loi. M. Métaz appartenait à notre Église, comme vous-même, alors que votre mère est catholique. Si elle était protestante, sa situation de femme divorcée n’influencerait en rien sa position par rapport à notre culte. En tant que pasteur de l’Église réformée, je considère donc votre mère, catholique divorcée, telle une protestante divorcée. En religion, voyez-vous, seule compte la sincérité de la foi. Une sincérité susceptible de compenser largement bien des erreurs de comportement. Rassurez-vous et rassurez-la. M me Métaz a, de ma part et, j’en suis certain, pour beaucoup de fidèles de notre Église, le préjugé favorable que méritent tous ceux qui, ayant vu leur faute sanctionnée par la loi, doivent trouver, auprès des vrais chrétiens, compréhension et assistance. Nous irons donc, ma femme et moi, partager le pain avec votre maman, dont nous connaissons par ailleurs l’intérêt charitable qu’elle porte aux pauvres et aux malades de Vevey et de Lausanne, sans distinction de religion.
Axel remercia chaleureusement cet homme de bien, dont la sagesse comblait ses vœux. Le dîner à Rive-Reine se déroula dans la meilleure ambiance vaudoise et la soirée se prolongea fort tard dans la nuit, sur la terrasse-jardin, au bord du lac. Le ciel d’été, d’un bleu profond, fut rayé à plusieurs
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