Rive-Reine
nécessairement soumise au Tribunal d’Appel. » Le landammann Clavel avait apposé sa signature sous le grand sceau de l’État.
Cet autoritarisme brutal, dans un canton où l’intolérance avait été jusque-là considérée comme un péché civique, stupéfia les citoyens. Les Veveysans se demandaient si l’on était revenu au temps où les baillis bernois imposaient leur volonté au peuple. Même Simon Blanchod, qui vouait les adeptes du Réveil aux gémonies parce qu’ils nuisaient à l’unité de l’Église, se disait scandalisé par cette loi, qui violait une des plus précieuses libertés de l’homme : la liberté de conscience.
– Comment en est-on arrivé là ? demanda le vieux vigneron à son filleul, après avoir lu et relu le texte de l’affiche.
– Il y a toujours eu des querelles d’école. Mais celle-là dépasse la simple controverse théologique, reconnut Axel.
– Il faut dire que beaucoup ne considèrent plus la Bible que comme un simple document historique et, tel ce foutu Napoléon, l’Église comme « un simple établissement, utile pour la vertu et les mœurs », admit Blanchod.
– À Genève, les gens du Réveil soutiennent que le rationalisme a déifié la raison humaine et rejeté Dieu dans ses nuées, expliqua Axel.
À Lausanne, le doyen Curtat avait été le premier pasteur à réagir, par des prédications énergiques, contre la religion facile de l’Église établie. Il avait été entendu par de nombreux croyants et les étudiants en théologie qui, tout de suite, le suivirent s’étaient mis à répandre avec enthousiasme ses idées. Dans le pays de Vaud, plus encore qu’à Genève, le Réveil était un mouvement religieux ardent, qui suscitait, depuis plusieurs années, des dissidences chez les pasteurs de l’Église nationale.
Ce que Blanchod nommait « la dangereuse dérive des conceptions théologiques » s’était dernièrement accéléré. Por tés par une foi assurée et qui se voulait conquérante, ou plutôt reconquérante d’un christianisme plus pur et plus dur, les adeptes tombaient facilement dans les travers d’un nouveau sectarisme. Le Réveil empruntait la voie des sectes intransigeantes, en s’inspirant des idées et des méthodes importées d’Angleterre par des zélateurs de la régénération religieuse. Des Anglais prêchaient au côté des momiers, que l’on disait aussi encouragés par les frères moraves, installés à Montmirail, près de Neuchâtel.
En ce printemps 1824, les gens arrivaient à Lausanne en demandant : « Où sont les âmes réveillées ? » On leur indiquait les conventicules, réduits à la clandestinité depuis que les réunions de la « secte » du Réveil avaient été interdites. Les réveillés, contre qui était dirigée la loi du 20 mai, cherchaient surtout à convaincre les femmes et les jeunes filles, en excitant leur imagination. Ils allaient, d’après leurs adversaires, jusqu’à utiliser « des moyens passablement mondains ». Ils commentaient la Bible, dans un jargon de convention, avec une assurance pleine d’outrecuidance. Une exaltation quasi malsaine poussait les prédicateurs réveillés à prononcer des sermons charabiateux. Les moqueurs disaient qu’ils usaient d’un « patois de Canaan ». Le Réveil, à l’origine réaction religieuse, était peu à peu devenu manifestation intellectuelle et, depuis l’interdiction, une nouvelle forme d’opposition politique.
Pour ne pas trop effaroucher l’Église nationale, les réveillés disaient leur action complémentaire de celle des pasteurs orthodoxes. Ils ne se privaient pas, pour autant, de critiquer le catéchisme enseigné et les recueils de prières traditionnels. Avec un rien de commisération mielleuse, ils définissaient les ministres du rang comme « aveugles conduisant d’autres aveugles » – les réveillés étant, bien entendu, les « voyants ».
Ces nouveaux pasteurs prêchaient maintenant la dissidence. Ceux qui avaient quitté ouvertement l’Église fondaient des petites communautés de soi-disant élus. Ils convoquaient des réunions entre frères, s’organisaient comme des missionnaires, chargés de reconquérir le peuple à la vraie foi. Cette nouvelle évangélisation n’était pas sans agacer ni créer des remous chez les fidèles. Elle suscitait aussi, bien sûr, l’irritation des pasteurs de l’Église nationale, surpris par une contestation
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