Rive-Reine
transporter les meubles, les tableaux et les objets d’art de Mathilde Rudmeyer dans sa nouvelle demeure où elle reconstitua, pour son boudoir et sa chambre, un décor à son goût. Puis elle organisa le train de vie du ménage, en embauchant une cuisinière et un valet. Jean Trévotte, promu intendant, fut chargé de toutes les tâches et responsabilités domestiques que Charlotte se contenterait de contrôler « si nécessaire », précisa-t-elle en souhaitant ne pas avoir à s’en mêler.
Axel trouva sa mère transformée. Rajeunie de dix ans, entreprenante, rieuse, elle affichait son bonheur avec l’exubérance primesautière des jeunes mariées, ce que Flora trouvait un peu bouffon chez une femme mûre de quarante-trois ans. Approuvée par Axel, l’Italienne ridiculisa, comme frivole et ostentatoire, la tentation que manifesta un moment Charlotte d’ajouter sur ses cartes de visite une couronne à huit fleurons, alors que le général n’usait jamais de son titre de marquis.
– Et cependant, remarqua Flora qui connaissait la hiérarchie nobiliaire, c’est un titre authentique que Napoléon, qui créa, sous l’Empire, tant de faux nobles, n’a pas repris !
Avec force détails, Charlotte, enfin à l’aise dans un rôle d’épouse reconnue, rapporta à son fils la cérémonie du mariage, dans la chapelle du château de Fontsalte, à laquelle avait assisté tout le village, notables et paysans. Elle dit comment l’archevêque l’avait paternellement confessée et absoute, comme la mère de Blaise, « une vraie grande dame », l’avait tendrement accueillie. Elle décrivit le château, sans insister sur l’inconfort et les courants d’air.
– Tu ne peux imaginer dans quel lit extraordinaire nous avons passé notre nuit de noces. Un lit immense, dont le baldaquin est surmonté de la couronne en bois doré des marquis de Fontsalte. On y monte avec un escabeau et il ne fait pas bon en tomber. « Le lit où, depuis Louis XI, les Fontsalte naissent, procréent et meurent » : ce sont les propres termes de ma belle-mère.
Blaise, tirant sur sa pipe, écoutait avec un sourire attendri sa femme raconter leur voyage, commenter la visite à la source d’eau minérale, à laquelle elle avait trouvé un goût salé mais un agréable pétillement, les réceptions chez les châtelains foréziens et le détour qu’ils avaient fait par Saint-Etienne où, selon Charlotte, les hommes qui sortaient des mines de charbon avaient la figure noire et de beaux yeux brillants.
Mais la plus pure satisfaction fut offerte à Charlotte par la visite et le séjour de sa mère à Beauregard. La vieille dame ne voyageait plus qu’une fois l’an, pour aller prendre les eaux d’Yverdon, mais elle tint à connaître ce gendre, père de son petit-fils. Charlotte s’étant mariée à l’église avec un catholique, elle ne trouvait plus rien à redire et, quand Blaise de Fontsalte lui remit, avec une lettre de sa mère, une très vieille aumônière tissée de fils d’or « pour marquer l’union tardive mais bénie de nos enfants », M me Rudmeyer ne put retenir une larme et promit d’envoyer, elle aussi, à la douairière de Fontsalte un présent.
Quand, après une soirée passée à Beauregard, Axel regagnait, le soir, le moulin sur la Vuachère, son pied-à-terre lausannois, il osait se dire en paix avec sa conscience. Se reportant, par la pensée, à cette nuit d’août 1819, qui avait bouleversé tant de vies, il estimait que réparation était faite et que Dieu avait eu pitié des pécheurs, en leur accordant une existence selon leur très ancien désir.
Un soir, feuilletant le Registre des rancunes , il inscrivit dans la marge, en face de l’engagement à se venger de Chantenoz, de Flora et de sa mère, rédigé à l’époque du scandale : « Tout est pardonné. » Il ajouta la date du jour : 6 septembre 1824.
Puis, calé dans un fauteuil et sa pipe tirant bien, il ouvrit le premier des huit volumes du Mémorial de Sainte-Hélène où se trouve consigné, jour par jour, ce qu’a dit et fait Napoléon , par Emmanuel de Las Cases. C’était un cadeau de Fontsalte.
Après une nuit paisible, dans le décor qu’il avait constitué en espérant un jour y recevoir en secret Adrienne la vagabonde, il marcha jusqu’au petit port d’Ouchy pour attendre le vapeur qui, s’annonçant par un tir de son canon d’opérette, le transporterait à
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