Rive-Reine

perçait une vague déception.
     
    – Emprunte à ton banquier, Axel. À mon avis, la belle Juliane pourrait très efficacement plaider ta cause !
     
    – Laissons cette demoiselle à son piano et à la botanique. Les femmes ne doivent pas être mêlées aux affaires, répondit un peu sèchement le jeune homme.
     
    Chantenoz se tut, un peu penaud, ôta ses lunettes pour en polir les verres, puis, les ayant chaussées, aborda le sujet qui lui tenait à cœur :
     
    – Sais-tu qu’en novembre de l’année prochaine on fêtera, à Weimar, le jubilé de Goethe ? Pourquoi n’irions-nous pas, tous deux, assister à cette fête qui promet d’être unique ? Tu ne vas pas donner tout ton temps aux affaires ! Souviens t’en, Axel : les biens matériels sont périssables. Seuls les produits de l’esprit sont impérissables, dit Chantenoz.
     
    – L’offre est séduisante. Si, après les vendanges de l’année prochaine, je puis laisser un moment mes affaires, nous irons à Weimar, Martin, dit Axel, sans grande conviction.
     
    Chantenoz ressentit ce manque d’enthousiasme et se fit plus engageant. Il se dit capable d’obtenir une introduction personnelle auprès du poète. Non seulement il avait lui-même correspondu avec Goethe, mais il entretenait de bonnes relations avec le Genevois Frédéric Jacob Soret 4 . Ce rejeton d’un Suisse peintre à la cour de Russie était, depuis 1822, précepteur du fils de la grande-duchesse de Saxe-Weimar et, à ce titre, souvent près de Goethe.
     
    – Soret est un homme de sciences, un minéraliste, et il jouit de l’estime de Goethe, de qui il est en train de traduire, en français, la Métamorphose des plantes 5 . Je suis certain qu’il se fera un plaisir de présenter des compatriotes au maître de Weimar. C’est par son intermédiaire que la grande-duchesse Louise a fait commander une médaille de jubilé à Bovy, notre médailleur genevois, tandis que le grand-duc en a commandé une autre à Brandt, encore un Suisse, originaire, lui, de La Chaux-de-Fonds, médailleur à Berlin. Et puis se trouve aussi dans le voisinage de Goethe une Genevoise : Espérance Sylvestre 6 . Tu n’en as jamais entendu parler chez tes banquiers, bien sûr, mais elle a été chargée de l’éducation des princesses Marie et Augusta. Sûr et certain que nous serons bien accueillis… si tu décides d’abandonner, pour deux bonnes semaines, tes pierres, tes bateaux et tes livres de comptes ! conclut Chantenoz, sur le ton dont il usait autrefois pour admonester son élève.
     
    Axel sourit et renouvela, avec plus de conviction, son acceptation d’accompagner son mentor à Weimar.
     
    1 De l’allemand papagei , perroquet. Oiseau de bois coloré, de la taille d’une colombe, perché sur un assemblage de mâts de trente à cinquante mètres de haut. Cet oiseau servait de cible. Le meilleur tireur, celui qui abattait le dernier morceau de l’oiseau, était nommé roi du papegay.
     
    2 Histoire imagée des grands bateaux du lac Léman , Payot, Lausanne, 1972. Toutes les informations techniques sur les vapeurs du Léman sont développées dans cet excellent ouvrage d’Édouard Meystre.
     
    3 Aujourd’hui : parc Monceau.
     
    4 Frédéric Jacob Soret (1795-1866), Suisse, né à Saint-Pétersbourg. Après des études de théologie à Genève, puis de sciences à Paris, il fut appelé, en 1822, à Weimar, par Marie Paulowna, archiduchesse de Russie, fille du tsar Paul I er , épouse de Karl-Friedrich de Saxe-Weimar, comme précepteur de leur fils, le prince Karl-Alexander. Botaniste et minéralogiste, il s’occupa de sciences naturelles avec Goethe, qui lui vouait une grande estime, et fut l’un des rédacteurs de la revue Kunst und Altertum . Soret regagna Genève en 1836, y fonda un foyer et se consacra à des travaux scientifiques. On lui doit Conversations avec Goethe , ouvrage publié en 1832 et réédité en 1932 sous le même titre, avec une présentation de A. Robinet de Cléry, par les éditions Montaigne, Paris.
     
    5 L’ouvrage parut à Paris, en 1831.
     
    6 Espérance Sylvestre, gouvernante puis dame d’honneur, de 1823 à 1828, des princesses Marie et Augusta, filles du grand-duc Karl-Friedrich. Elle mourut à Genève, en 1853. Amie d’Eckermann, auteur du fameux recueil des Conversations avec Goethe pendant les dernières années de sa vie , elle lui légua une part de sa fortune.
     

4.
     
    Les vendanges de 1825 firent heureusement oublier celles