Rive-Reine
parts, recevraient, en 1824, un dividende de 18 pour cent.
– Jamais, sur la place de Genève, je n’ai connu un placement honnête aussi rentable, s’extasia, béat, le banquier Laviron, en accueillant, le lendemain, Axel Métaz dans son bureau.
– Si le Winkelrield rapporte autant, nous aurons fait une bonne opération, bien que le prix de revient du bateau soit finalement de 130 000 francs, dit Axel, moins enthousiaste.
– Mais ce surplus de dépense n’est pas inutile. La machine du Winkelried est forte de trente chevaux, dix de plus que celle du Guillaume-Tell . Il est donc plus rapide : quatorze kilomètres et demi à l’heure contre treize. Et il est plus grand : vingt-neuf mètres de long contre vingt-trois. Il embarquera donc plus de passagers. Trois cents, dit-on. Soyez sans inquiétude. Puisque les deux bateaux alterneront le service entre Genève et Vevey – car nous avons obtenu, moi un peu en pensant à vous, qu’ils aillent maintenant jusqu’à Vevey – les gens choisiront le plus rapide…
– Ou le moins cher, coupa Axel, qui avait appris que les propriétaires du Guillaume-Tell , redoutant la concurrence du nouveau vapeur, envisageaient de baisser le prix des premières de quarante à vingt-deux batz et celui des secondes de vingt-deux à dix batz.
– Nous gagnerons aussi la joute des tarifs, Axel, conclut Laviron, avec un optimisme inhabituel chez un banquier genevois.
Au matin du 14 juillet, bien que ce fût un mercredi, une foule considérable se pressait aux Eaux-Vives, pour assister au premier appareillage officiel du vapeur. Le Winkelried avait fière allure avec sa coque blanche, sa haute et fine cheminée noire, annelée de vert, et les écrans protecteurs de ses roues à aubes, peints aux armes de Genève. Et puis les constructeurs, peut-être par nostalgie de la navigation à voile, l’avait agrémenté d’un petit foc, qui faisait très bon effet au-dessus de la figure de proue.
Quand vint le moment de l’embarquement pour les invités et leur famille, Axel offrit son bras à M me Laviron qui, encouragée par sa fille, semblait revenue de ses préventions. Dès que les dames posaient le pied sur le pont, abrité d’un soleil ardent par deux grands dais à festons, elles recevaient un bouquet de fleurs, offert par la société.
– Quel dommage que votre maman ne soit pas avec nous ! dit Juliane.
– Elle n’est pas souffrante au moins ? s’inquiéta M me Laviron en assurant son chapeau, dont un léger souffle de vent retroussait l’aile.
Axel estima le moment venu – il le prévoyait depuis longtemps – de sortir du silence ambigu qu’il conservait sur la situation de sa mère depuis leur réception chez le banquier. Sa nature le poussant à dire les choses nettement, il ne se retint pas.
– Ma mère, madame, est partie se marier en France, lâcha-t-il avec un sourire.
Le visage d’Anaïs Laviron traduisit, dans l’instant, un effarement considérable. Elle demeura la bouche ouverte et les yeux écarquillés, puis articula, d’une voix haut perchée :
– Se marier ! Votre mère est partie se marier en France ! Mon Dieu, mais c’est… Tu entends, Juliane ?
Seul un mouvement des sourcils marqua chez la jeune fille un étonnement compréhensible. Axel crut bon de donner les explications qui s’imposaient.
– Mes parents sont divorcés depuis trois ans. Mon père…, enfin le mari de ma mère, est parti en Amérique en 1820. Il a fondé, là-bas, un autre foyer et ma mère a décidé, cet été, de convoler à son tour et d’épouser le général Fontsalte, marquis Blaise de Fontsalte, précisa Axel, qui savait le goût de M me Laviron, née Cottier, pour les titres de noblesse.
– Mais c’est une histoire incroyable… et, d’ailleurs, cher monsieur, je n’y comprends goutte ! Et toi, Juliane, comprends-tu ce qu’il veut dire ?
– Parfaitement, maman. M me Métaz a été autrefois abandonnée par son mari, qui s’est remarié en Amérique. Elle est bien libre, cette malheureuse, d’en faire autant, n’est-ce pas, Axel ? dit la jeune fille, qui voulait être aimable pour atténuer la stupéfaction discourtoise de sa mère.
– Ce n’est pas exactement ainsi que les choses se sont passées, mademoiselle. Et, bien qu’il m’en coûte, car je ne voudrais pas que vous puissiez avoir moins bonne opinion de ma mère, je dois vous
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