Rive-Reine
eu une vie autrement exaltante ! dit Axel.
– À mon avis, avec le Goethe de ce temps-là, le grand amour n’eût pas duré très longtemps.
– Quelle importance ! Même s’il l’avait fait souffrir, même s’il l’avait trompée, elle eût connu des heures éblouissantes ! Non, je ne comprends pas qu’une femme refuse l’aventure de la passion avec un poète, avec un génie !
– Les génies, mon garçon, effraient les femmes. Charlotte était complètement dépassée par le sentiment et le désir qu’elle avait inspirés à Goethe. C’était une timorée. Elle pressentait peut-être la prodigieuse aventure dans laquelle Goethe pourrait l’entraîner, mais elle préférait la sécurité bourgeoise offerte par Kestner. J’ai appris, par le maître d’hôtel, qu’elle avait fait des confidences à Riemer, alors secrétaire du grand homme. Elle ne pouvait, paraît-il, pas s’empêcher de parler, de raconter ce qui s’était passé ou ne s’était pas passé, entre elle et Goethe, quarante-quatre ans plus tôt. Elle aurait même raconté l’affaire de la robe à laquelle manquait le ruban que ce cocu de Kestner – car Lotte fit bel et bien son soupirant cocu, non en actes mais en pensées – avait cru de bon goût, et peut-être même charitable, d’envoyer à Goethe en souvenir du trio de Weltzar ! La grande affaire de la vie de cette femme, vois-tu, c’est d’avoir été aimée de Goethe. Car elle fut aisément identifiée, dès la publication de Werther . Le portier de l’hôtel m’a dit qu’en 1816 il y avait foule devant l’Éléphant pour la voir sortir et que les visites se succédaient, comme s’il se fût agi d’un ambassadeur étranger ! Une miss Rose Cuzzle, dessinatrice anglaise, qui parcourait le monde pour croquer les célébrités, vint faire son portrait, et Auguste, le fils de Goethe, vint lui porter les souhaits de bienvenue de son père !
– Tout de même, elle doit regretter, aujourd’hui, de ne pas avoir, autrefois, cédé au génie, ne fût-ce qu’un moment. Le baiser donné par Goethe-Werther amorçait bien les choses, non ? s’enquit Axel.
– Charlotte, mon cher Axel, affriandait les hommes, sans même en avoir conscience, mais elle avait de la vertu. Elle avait aussi l’orgueil de la vertu. Elle dut éprouver de la volupté à être vertueuse. Ah ! la volupté de la vertu ! C’est celle dont se satisfont les pusillanimes et les saints, mon garçon !
– Goethe aurait pu l’inviter à son jubilé. Il lui doit, après tout, la matière première d’un phénoménal succès, constata Axel.
– Hum ! Il a fallu tout le génie poétique de Goethe pour faire de cette histoire banale le récit le plus romanesque et le plus apprécié du siècle ! Car, entre nous, Axel, il est tout de même assez courant de voir un homme tomber amoureux de la femme de son meilleur ami. Et cela s’explique par le jeu des affinités électives, chères à Goethe. Si l’on est amis, c’est le plus souvent parce qu’on partage les mêmes goûts, les mêmes aspirations, qu’on se réfère aux mêmes valeurs, alors, tomber amoureux de la même femme, cela n’a rien d’extraordinaire, conclut Chantenoz.
Les pipes étant froides, les verres vides et la nuit avancée, les voyageurs décidèrent d’aller au lit.
Une bonne nouvelle les attendait au réveil. Le secrétaire de Goethe leur faisait savoir qu’ils pourraient, à l’heure du thé, être reçus, avec d’autres visiteurs, par le ministre, en sa demeure du Frauenfeld. Axel et Martin se félicitèrent d’une telle faveur et tuèrent les heures qui les séparaient du thé chez Goethe en vagabondant à travers la ville, qu’ils commençaient à bien connaître. Dans une papeterie, ils achetèrent du beau papier à lettres, que le marchand leur dit semblable à celui utilisé par Son Excellence, et se procurèrent, chez un graveur, des portraits du poète. Axel choisit une reproduction de la gravure sur cuivre que Johann Heinrich Lips avait faite, en 1791, d’un Goethe en pleine maturité. Chantenoz préféra un portrait plus récent, dû au Français Goutière.
Quand l’heure fut venue, Axel fit atteler la berline. Le postillon lausannois, peu employé depuis l’arrivée à Weimar, passait son temps à lustrer la voiture, bouchonner les chevaux et jouer aux cartes avec les cochers des clients de l’hôtel. Il fut bien aise d’avoir à conduire ses
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