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Rive-Reine

Rive-Reine

Titel: Rive-Reine Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Denuzière
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homme emprunté ou souffrant. Affable, la tête inclinée sur l’épaule, il parut apprécier plus les rougeurs et le bafouillage des jeunes filles que les minauderies des mères. Les Vaudois l’entendirent parler médailles, mines de fer, peinture avec plusieurs messieurs décorés. Enfin, il parut se rendre compte de la présence d’Axel et de Martin, qui se tenaient un peu à l’écart.
     
    – Vous venez de Suisse, à ce qu’on me dit.
     
    Le ton était celui d’un diplomate dont l’extrême civilité masque l’indifférence.
     
    – Du canton de Vaud, de Vevey, crut bon de préciser Chantenoz.
     
    Son Excellence parut beaucoup plus intéressée par le regard bicolore d’Axel que par ces précisions géographiques. Subissant l’épreuve, si souvent imposée par des gens ordinaires, Axel s’attendait à des considérations inédites sur l’altérité de son regard, mais, sans abandonner son examen, perçu par le jeune homme comme une auscultation sereine, le poète rappela soudain un souvenir de son voyage en Suisse, en 1779.
     
    – C’était à Martigny, dans le Bas-Valais. Il y avait dans une auberge une servante qui, avec une grande stupidité, avait toutes les manières d’une sentimentale demoiselle allemande. Ce furent de gros rires lorsqu’elle nous vit, sur les conseils de notre guide, baigner dans du vin rouge, mêlé de son, nos pieds fatigués, et que nous les fîmes essuyer par cette aimable personne 7 .
     
    Ayant émis un vague sourire, comme si le rappel de ce bain de pieds devant la servante valaisanne cachait d’autres délices moins avouables, Goethe s’inclina devant ses invités, leur souhaita un heureux séjour à Weimar, s’éloigna de son petit pas saccadé et disparut, toujours se frictionnant l’avant-bras.
     
    – La goutte, diagnostiqua Chantenoz, qui n’avait pas eu loisir de rappeler au poète leur échange épistolaire d’autrefois.
     
    – La représentation est terminée ! murmura Axel, un peu amer.
     
    – L’important fut le cérémonial, mon garçon, dit Chantenoz. Comprends que ce vieillard, qui pense avoir encore tant à faire pour compléter son œuvre gigantesque, tente d’évaluer le nombre des jours qui le séparent de « la porte de bronze de la mort ». Comprends qu’il doit se montrer parcimonieux de ses heures et de ses émotions. Souviens-toi du cri du poète dans le prologue de Faust  : « Ah ! ne me parle pas de cette foule confuse, à l’aspect de laquelle l’inspiration nous abandonne. Cache-moi cette multitude flottante, qui nous entraîne malgré nous dans le tourbillon. » Eh bien, Goethe accorde à la multitude flottante, dont nous sommes, plus qu’elle ne mérite. Ne sois pas déçu. Tu as approché le dernier génie vivant de la Renaissance !
     
    Le maître d’hôtel, avec qui Chantenoz paraissait au mieux, s’enquit, au moment où les visiteurs réclamaient leur clé, de la qualité de l’accueil reçu au Frauenfeld.
     
    – Vous avez été gâtés, croyez-moi. Bien souvent Son Excellence ne fait que grogner. Nous appelons ça stumme Audienzen , les audiences muettes, dit-il, quand Martin eut résumé leur brève entrevue avec le poète.
     
    De cette journée, Axel reconnut, plus tard, qu’il conserverait une impression profonde et définitive. Le regard brun, presque noir, de Goethe plongeant un instant dans ses yeux vairons avait constitué un échange plus intense, plus complet, plus éloquent, qu’une considération, même savante, sur l’étrangeté de ses prunelles. En poète, en initié, en homme de science, Goethe avait rappelé que seul le silence sied à l’inexplicable. En se taisant, après l’examen non dissimulé des yeux de l’étranger, le génie avait offert à Axel mieux qu’une sentence, une indicible connivence d’esprit.
     

    Suivant les conseils de leur cocher, les Vaudois avaient choisi de ne prendre la route du retour qu’au milieu de la matinée, afin de laisser au timide soleil de novembre le temps de dégeler la mince couche de neige tombée la veille. C’est au moment où Axel réglait sa note, tandis que Martin veillait au chargement des bagages, que le portier remit une lettre au jeune homme. Il s’agissait d’un simple billet de Goethe remerciant pour le découpage qui lui avait été remis par son secrétaire. Le poète avait la courtoisie d’affirmer que l’œuvre du paysan suisse enrichirait sa collection. Cet autographe de Goethe fut reçu par Axel

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