Rive-Reine
confessa-t-il.
– Comme ça, pour voir qui ouvrirait, du diable ou du bon Dieu ! Peut-on savoir à quelle occasion te vint pareille idée ? demanda Martin.
– Il y a longtemps, en Angleterre, à Pendlemoore, après la scène avec Eliza. Vous vous rappelez ?
– Si je me souviens de cette folle nuit et de notre départ précipité, à l’aube !
– Quand je compris que lady Moore entendait, avec l’approbation de son mari, me conserver comme amant, après m’avoir fait épouser sa fille, j’ai pensé au suicide.
– C’eût été idiot, mon garçon, de mourir pour cette débauchée. La Lotte de Werther, elle, au moins, était vertueuse comme son modèle !
– Je croyais l’amour un sentiment noble et immortel. Quand je découvris que j’aimais une femme capable d’une telle machination, l’écœurement de moi-même me submergea. C’est alors que j’ai pensé quitter volontairement la vie. Je me sentais incapable de supporter la déception présente et le mot avenir perdit soudain tout sens pour moi. Je me disais que, marchant comme tout mortel vers le néant, je m’épargnerais des souffrances en y sautant au plus tôt. J’avais même choisi, dans l’armurerie de lord Moore, le fusil dont je m’étais servi à la chasse.
– Si tu avais mis ce projet à exécution, tu me vois racontant à ta mère et à ton père… d’alors la fin stupide de leur fils ! Quelle pensée intelligente t’a heureusement retenu ?
– Dans l’instant, l’obligation d’empêcher Janet de fuir, après qu’elle nous eut surpris, sa mère et moi. Je me sentais responsable de la colère et du chagrin de la jeune fille. Comparant sa déception à la mienne, je la trouvai encore plus cruelle et, de surcroît, bien plus injuste. Après l’avoir tirée de l’étang où elle s’était jetée et ramenée au château, je ne suis pas retourné à l’armurerie. Je suis allé vous réveiller et nous avons fait nos malles pour rentrer à Vevey. Je dois dire que la curiosité de vivre a vite repris son empire. Je laisserai à la mort le choix du jour et de l’heure !
– Et tu as rencontré, depuis, une autre folle. Cette Adriana, dont tu ne parles guère !
– À quoi bon parler d’elle, Martin ! Elle est imprévisible comme le temps, mais n’inspire pas le suicide ! Parlons plutôt de Goethe et de cette Lotte qui est venue, sans grand succès semble-t-il, ranimer le souvenir de jeunesse qui fournit au poète le sujet de Werther . Vous m’avez dit avoir interrogé, aujourd’hui, plusieurs personnes informées.
– Exact. J’ai vu Soret et Meyer et, aussi, notre bavard maître d’hôtel qui sait, par Amélie Ridel, la sœur de la conseillère aulique veuve Kestner, née Charlotte Buff, plus de choses qu’il n’en raconte spontanément. Je crois pouvoir, en faisant tout de même quelques réserves, reconstituer la décevante rencontre de 1816.
– Racontez ! Racontez ! Qu’avez-vous appris ? dit Axel, impatient.
– Notre conseillère avait fait reproduire par sa couturière de Goslar, où elle habite, la robe blanche qu’elle portait lors de sa dernière entrevue avec Goethe, en 1772. Du corsage de la robe originelle elle avait autrefois détaché un nœud rose, pour l’envoyer à Goethe avec la bénédiction de son fiancé. Et Goethe, croyait-elle, s’était aussitôt fait de ce symbole d’amour platonique un talisman, destiné à protéger sa vertu ! Lors du repas que donna Son Excellence à Charlotte, à sa fille et aux Ridel, en septembre 1816, avec une quinzaine d’autres personnes – ce qui prouve que l’ancien amoureux ne tenait pas au tête-à-tête –, cette sentimentale portait la copie du vêtement ancien. Non seulement Goethe parut ne pas reconnaître la robe, mais il ne vit même pas, ou ne voulut pas voir, qu’un ruban rose y manquait !
– Quelle humiliation ! s’écria Axel.
– Ah ! quelle scène romanesque serait passée à la postérité si le ministre avait tiré de sa poche le ruban fétiche d’autrefois pour combler, sur l’opulente poitrine de la conseillère, le vide symbolique ! Étant veuf depuis le mois de juin, il eût même pu épouser la veuve Kestner et finir ainsi par où il eût pu commencer ! développa ironiquement Martin.
– Mais pourquoi, autrefois, cette Charlotte Buff a-t-elle préféré Kestner, le fonctionnaire, au poète qui l’adulait ? Elle aurait
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