Rive-Reine
reproché d’avoir proclamé qu’il préférait l’injustice au désordre !
– C’est un axiome pour dictateur !
– Le génie qui impose ses vues est toujours autoritaire. Aussi, Goethe s’est éloigné des zélateurs du Sturm und Drang dès que Charles-Auguste l’a laissé libre de façonner Weimar à son image. Mais admire le résultat ! Du bourg peuplé de cinq mille rustauds et de cinq cents courtisans désœuvrés, il a fait un duché prospère. Il a tiré la Thuringe de l’ère rococo dont témoignent encore certaines façades. Il a, certes, levé contre la France des recrues pour le roi de Prusse, mais, après l’édifiante entrevue d’Erfurt, Napoléon lui a fait remettre la Légion d’honneur. Goethe ministre a organisé l’exploitation des mines et des carrières, asséché les marais, assuré la défense de la ville contre les incendies et les inondations, mis de l’ordre dans les finances ducales, tracé des avenues, construit théâtre et musée, dessiné les jardins où nous sommes.
– C’est ici, dans ce trou, que vous avez appris tout ça depuis notre arrivée !
– De ce trou, Axel, Goethe a fait la capitale de l’esprit européen, même si Genève, qui veut y prétendre, refuse de l’admettre. Nous sommes ici dans l’Athènes germanique, où Goethe a vu venir à lui, au fil des années, l’érudition la plus sérieuse, les divertissements les plus raffinés, apportés de tous les pays d’Europe par les plus grands philosophes, savants, théologiens, écrivains, musiciens, peintres, sculpteurs, collectionneurs, dramaturges, sans oublier les naturalistes, botanistes, minéralogistes, physiciens, chimistes, linguistes qui ne cessent de rendre visite à ce faux ermite. Telle la reine dans sa ruche, Goethe a reçu, et reçoit encore, des plus célèbres ouvriers du savoir, la nourriture exigée par son puissant cerveau. Ses œuvres, tel Faust ou sa Théorie des couleurs , sont un miel, produit de l’érudition universelle livrée à domicile, assimilée, enrichie, raffinée par la critique, transmuée par la poésie. Et puis, cher garçon, Goethe s’évade de temps à autre de Weimar.
– Ce doit être indispensable ! Voir toujours les mêmes gens, entendre toujours les mêmes discours…
– Il a passé deux ans en Italie et parcouru la Suisse. Il prend, chaque année, les eaux à Carlsbad, à Marienbad, à Wiesbaden ou à Teplitz ! Comme tu le sais, les stations thermales sont les sites privilégiés des amours saisonnières. Même dans son grand âge, Son Excellence profite de ses cures pour tomber amoureux, quémander un baiser, ouvrir un corsage, caresser un sein juvénile !
– Non, vraiment ! fit Axel, se souvenant que Goethe avait soixante-seize ans.
– Si tu ne me crois pas, demande à Bettina von Arnhim ce qui lui est arrivé, un soir d’août 1810, quand Goethe lui demanda aimablement d’« aérer » devant lui ses jolis seins pour qu’il y posât un baiser ! Elle l’a raconté dans une lettre qu’on s’est empressé de copier et de répandre. Demande à Ulrike von Levetzov comment, il y a deux ans – elle avait alors dix-neuf ans –, notre infatigable séducteur, âgé de soixante-quatorze ans, se mit en tête de l’épouser ! Et le grand-duc était prêt à demander la main de la demoiselle pour plaire à l’ancien compagnon de fredaines ! C’est manière de vieux lion, amateur de chair fraîche. Goethe, poète sensuel, butine ainsi sentiments et sensations pour stimuler ses forces créatrices ! Mais il est temps pour nous, qui ne sommes pas, non plus, de purs esprits, d’aller goûter la cuisine de l’Éléphant, acheva brusquement Chantenoz en tirant sa montre de gousset.
La table de l’hôtel ne déçut pas les pèlerins. Les truites de l’Ilm se révélèrent succulentes et fort bien traitées par un cuisinier qui liait crème et beurre avec générosité. Le rôti fut irréprochable et de l’énorme tarte aux fruits, qui acheva le repas, les dîneurs affamés ne laissèrent pas une miette. Ils avaient, il est vrai, à oublier deux douzaines de menus médiocres, dans des relais de poste où l’on apprêtait avec plus de soin le picotin des chevaux que le souper des voyageurs !
Le lendemain, les Vaudois achevèrent la visite de la ville, tandis que soufflait sur la Thuringe une bise qui, d’après le maître d’hôtel apprivoisé par Chantenoz, annonçait la neige. Ils
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