Rive-Reine
firent des haltes devant la maison de Schiller et celle de M me de Stein. Maintenant âgée de quatre-vingt-trois ans, l’ancienne amie de Goethe ne se montrait plus.
– Elle fut longtemps l’égérie platonique du poète, qu’elle affina, dont elle fit l’éducation mondaine, à qui elle inculqua les manières de la cour. Aussi, elle ne lui pardonna pas de satisfaire avec la Vulpius un appétit charnel dont elle avait su, à ce qu’on dit ici, mais rien ne le prouve, toujours se défendre, expliqua Chantenoz.
Les deux amis allèrent ensuite visiter la bibliothèque, construite et organisée par Goethe, où ils virent la girouette inventée par Jacob Auch, machiniste au théâtre de Weimar. Par un astucieux système de tringles, de poulies et d’engrenages, on suivait, à l’intérieur du bâtiment, sur un disque gradué, les indications données par une aiguille qui reproduisait les mouvements de la girouette de tôle dressée sur le toit. Un bibliothécaire leur apprit que Son Excellence exigeait des employés que fussent notés chaque jour, comme à la bibliothèque d’Iéna, les faits marquants, les travaux effectués, les visites reçues, la température extérieure, s’il avait plu, neigé ou fait soleil et, grâce à la girouette, les caprices d’Éole !
Après quelques excursions alentour, vint enfin le grand jour de la cérémonie jubilaire. La ville fut envahie, dès le matin du 7 novembre, par des délégations de toute sorte, consuls étrangers, groupes d’étudiants, députations de sociétés savantes, envoyés des universités, messagers des princes allemands, émissaires des éditeurs, tous porteurs de cadeaux, d’adresses, de compliments.
Chantenoz avait obtenu, par ses relations suisses, l’accès à la salle d’honneur du château, où ils virent arriver Son Excellence von Goethe.
Avançant à petits pas saccadés, le vieil homme, qu’Axel imaginait de plus haute taille, saluait sans aménité excessive les invités qui faisaient la haie sur son passage. Les épaules rejetées en arrière, avec un souci de prestance mais sans raideur, le poète offrait le spectacle de l’homme célèbre, habitué aux honneurs et qui assume avec aisance le rôle de circonstance qu’on s’attend à lui voir tenir. Profil romain, joues creuses, nez courbe et puissant, lèvres minces, front majestueux, dégarni par le recul d’une chevelure argentée artistement ébouriffée, il portait un habit noir de drap fin. Une épingle ornée d’une améthyste fermait sa cravate de soie blanche. Pour seule décoration, cet homme, qui en avait tant reçu, arborait la grand-croix de l’ordre du Faucon, créé en 1816 par Charles-Auguste. Axel nota le regard brun, juvénile, hardi, sous l’arc foisonnant des sourcils, rectifié par le barbier. Ce visage, auquel les flétrissures de l’âge conféraient une noblesse intemporelle, apparut au jeune homme tel le masque du génie statufié en son arrière-saison.
– Il est superbe ! ne put-il s’empêcher de glisser à Martin.
– Werther, rescapé du suicide, est devenu Faust, ironisa le professeur.
Après discours et congratulations, le grand-duc fit l’hommage à l’ami de jeunesse d’une médaille gravée par Henri-François Brandt, où figuraient, sur l’avers, son propre portrait et celui de la grande-duchesse Louise, au revers, le profil de Goethe couronné de lauriers 5 . Enfin, le bourgmestre de Weimar remit au poète un diplôme qui garantissait à tous ses descendants le droit de bourgeoisie. La réception qui suivit l’hommage officiel étant réservée aux intimes et membres de la cour, Axel et Martin regagnèrent leur hôtel en devisant.
Ce soir-là, après le souper, tandis qu’une bise glacée soufflait girandoles et quinquets distribués dans la ville en honneur de Goethe, un valet vint allumer un feu de bois dans la chambre des Vaudois. S’étant fait porter une bouteille d’un alcool blanc et fort, qu’on appelait schnaps, ils bourrèrent leur pipe et commentèrent l’événement du jour, auquel ils avaient eu le privilège d’assister.
Axel, sous le charme goethéen depuis son arrivée à Weimar, avait relu l’histoire de Werther, notamment la dernière lettre que le malheureux adresse à Charlotte avant de se tuer.
– Comme le héros de Goethe, j’ai, une fois, été tenté de frapper « d’une main glacée à la porte de bronze de la mort »,
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