Rive-Reine
maîtres, en grand équipage, à la maison du Frauenfeld.
La belle demeure que le grand-duc avait fait restaurer pour Goethe, alors que le poète voyageait en Italie, occupait un côté d’une petite place pavée de gros galets ronds, dont les roues ferrées des voitures tiraient des crépitements agaçants. La bâtisse patricienne, à un seul étage, coiffée de combles à la Mansart, ressemblait plus à un bâtiment administratif qu’à un palais. Sa façade principale, ocre, flanquée de deux autres, en léger retrait, dans lesquelles s’ouvraient symétriquement des porches à chevrons jaunes, était pourvue d’un perron, qui donnait accès à l’entrée centrale. Surmontée d’un fronton triangulaire, soutenu par deux pilastres, et fermée par deux battants de chêne, cette porte constituait le seul ornement de la façade.
– Rigueur, simplicité, noblesse, dit Chantenoz, qui, pendant le bref trajet de l’hôtel au Frauenfeld, s’était demandé à haute voix si Goethe se souviendrait de l’échange de correspondance qu’ils avaient eu autrefois.
Sur la place, de nombreux badauds allaient et venaient, observant les voitures d’où descendaient, comme chaque après-midi depuis quelques jours à cette heure-là, les invités du ministre.
– Nous ne serons pas seuls, observa Axel en gravissant le perron.
Sitôt le seuil franchi, les arrivants découvrirent un bel escalier à rampe de marbre, qu’un jeune domestique en livrée bleue à boutons dorés les convia à gravir. Traversant le vestibule, ils virent, dans des niches, des bronzes grecs et des moulages de plâtre qui représentaient les divinités de l’Olympe et un plan de Rome. Levant la tête, ils prirent le temps d’admirer une fresque qui figurait l’aurore, dont Chantenoz identifia avec quelque fierté l’auteur, Heinrich Meyer, peintre genevois, ami de Goethe.
Sur le palier du premier étage, près de la porte d’un premier salon, dit de Junon parce que Goethe y avait placé la Junon Ludovisi rapportée de Rome, Chantenoz désigna à Axel le mot Salve , en émail blanc, serti dans le parquet.
– Cet accueil à l’antique me plaît assez et fait au maître de maison l’économie de fastidieux salamalecs, commenta le professeur.
Les visiteurs, invités à faire antichambre sous l’œil de Junon, eurent le temps de découvrir sur les murs plusieurs tableaux, dont une belle copie d’une toile de Raphaël, par Meyer : les Noces d’Alexandre et de Roxane . Avant l’introduction des élus du jour dans la vaste salle de réception, un secrétaire vint informer le groupe que Son Excellence, éprouvée par les cérémonies de son jubilé et qui devait répondre à des centaines de lettres de félicitations, n’apparaîtrait que peu de temps. Apercevant l’enveloppe que portait Axel, le collaborateur du ministre s’enquit de son contenu.
– Il s’agit d’un cadeau pour Son Excellence. Je sais que M. Goethe est grand amateur de découpages. Aussi me suis- je permis de lui apporter une œuvre de notre artiste suisse Johann Jakob Hauswirth 6 .
– Confiez-moi votre présent, car Son Excellence déteste avoir les mains embarrassées pendant les réceptions. Je le lui remettrai, avec votre carte, si vous voulez bien me la donner aussi, dit le secrétaire d’un ton comminatoire.
Axel ne put que s’exécuter.
– Nous avons ici en M lle Adèle Schopenhauer, la sœur du célèbre philosophe ami de Son Excellence, une véritable artiste en silhouettes. Je suis certain qu’elle saura faire apprécier votre présent à Son Excellence, ajouta l’homme.
Un valet invita alors les visiteurs à pénétrer dans le salon d’honneur, où tous se rangèrent silencieusement. Un piano occupait un angle de la pièce. Chantenoz le désigna à Axel.
– Tu vois cet instrument, dit-il à voix basse. Hummel et Mendelssohn le jouent et il sert à accompagner la Sontag, Henriette Sontag, la plus grande cantatrice d’Europe, quand elle vient chanter pour Goethe.
La voix grave du secrétaire annonçant Son Excellence brisa le silence de l’attente et l’on vit, par une porte jusque-là close, entrer Goethe, vêtu d’un habit de soie noire à deux rangs de boutons. Sur sa cravate blanche, Axel reconnut l’améthyste aperçue la veille. L’œil vif, inquisiteur, Goethe s’avança à petits pas vers les dames, tenant son avant-bras gauche de sa main droite, comme un
Weitere Kostenlose Bücher