Rive-Reine
sentait entraîné par des forces mystérieuses dans un périple magique et Martin, en proie à une exaltation poétique, affirmait qu’on leur avait jeté un sort, qu’ils étaient victimes d’hallucinations quand ils franchissaient, au trot des chevaux, sur des ponts sonores et branlants, des rivières torrentueuses, frôlaient des cascades hurlantes, cheminaient pendant des heures à l’ombre des bouleaux, des hêtres, des chênes, des sapins ou s’élevaient, à travers les rochers, sur des pentes veloutées de genévriers. Quand surgissaient, se découpant sur le ciel, pareils à des ruines fantastiques, des rocs aux arêtes tranchantes, Chantenoz les comparait à des cimeterres dressés pour empaler les étoiles !
Ravines sinistres, ombres caverneuses, failles à jamais obscures où hivernaient les ours, landes parcourues par des meutes de loups affamés, pitons érodés où les aigles aux ailes effrangées, que l’on voyait parfois planer en cercle au-dessus de la berline, cachaient leur aire, donnaient à Axel d’incoercibles frissons. Seule la vue d’un lac vide ou d’un pic enneigé émergeant des brumes hivernales rassurait le jeune Vaudois en lui rappelant le Léman et les sommets savoyards, décor matriciel.
Certains soirs, il ne cachait pas à Chantenoz qu’il regrettait de l’avoir embarqué dans une aventure dont il n’imaginait pas l’issue. Mais Martin, loin de lui en faire reproche, se disait parfaitement à l’aise et confiant. Enfiévré par le caractère hostile de pierres runiques, propre à inspirer Caspar David Friedrich et le jeune Genevois François Diday, ses peintres romantiques préférés, le professeur se délectait à la vue des vestiges de donjons dévorés par les ronces, des arbres foudroyés, des tourbières où pourrissaient et fermentaient les déchets de la nature.
Cahotés dans la robuste berline, les deux amis se rassuraient à la vue du large dos des postillons, enveloppés dans leur grande houppelande, d’où émergeaient les crosses des carabines. Après avoir quitté la région policée des petits États allemands, en s’enfonçant à travers la Prusse orientale, puis dans les contrées annexées par l’empereur d’Autriche, les voyageurs couchaient, quand il s’en trouvait sur leur route, dans des auberges crasseuses, où les accueillaient parfois des hôtes aux mines patibulaires. Ils dormaient dans des lits sans draps, sous de mauvaises couvertures rongées par la vermine, se nourrissaient souvent de brouets innommables dans des salles enfumées, avec, parfois, l’aubaine d’une grasse charcuterie, de pain frais, de vin léger.
Ils redoutaient, certaines nuits, d’être égorgés dans leur sommeil, tant ils devinaient la convoitise qu’éveillait chez les aubergistes et leurs pratiques la simple vue de vêtements douillets et de bagages cossus. Mais, grâce au cocher et à son acolyte, ils progressaient en relative sécurité, la vue des carabines, toujours à portée de main de leurs propriétaires, impressionnant les malandrins en puissance.
Il advint cependant, une fois, à la tombée du jour, que des hommes armés de vieux fusils et de couteaux, qui avaient abattu un arbre en travers du chemin, au fond d’un défilé, les retinssent avec l’intention évidente de les dépouiller. Mais deux coups de feu, tirés en l’air par les postillons, les mirent en fuite et Axel, descendu de la voiture ses pistolets à la main, n’eut même pas l’occasion de s’en servir.
Cette nuit-là, ils décidèrent de dormir dans la berline en se relayant pour monter la garde. Avant de prendre un peu de repos, tandis que chauffait l’eau du thé, Armand indiqua qu’ils entraient maintenant dans le pays des Bohémiens, appelés aussi Tsiganes ou Zigeuner.
– De la Hongrie à l’Ukraine, de la Turquie à la Serbie, ces gens, à nuls autres humains comparables, hantent les routes, les clairières, les cavernes, les lieux désertiques, comme pour se tenir à l’écart de toute civilisation, précisa-t-il.
Quand les pipes furent bourrées, que la gourde de rhum eut circulé autour du feu de camp, allumé pour combattre le froid, mais aussi pour éloigner les loups et les ours, Axel, qui souhaitait en savoir davantage sur les Tsiganes, dont il connaissait quelques spécimens peu bavards, interrogea Armand.
– Ces gens, qu’on présente souvent comme des brutes et que vous semblez connaître, quels sont-ils, en
Weitere Kostenlose Bücher