Rive-Reine
dessus. C’est pourquoi l’on voit, chez eux, tant d’enfants estropiés !
– Ce sont des brutes primitives, des cavernicoles attardés ! Ne sont-ils pas aussi un peu cannibales ? s’écria Martin, outré.
– Ils sont, en tout cas, capables, je le sais pour l’avoir vu, de vous trancher le doigt avec leurs dents pour vous dérober une bague !
– Mon père, qui vit en Amérique, ne m’a jamais décrit des Indiens aussi sauvages que ces Laïessi, dit Axel.
– Ici l’homme est donc bien un loup pour l’homme, constata Chantenoz, en frappant sa pipe contre le talon de sa botte pour vider le fourneau de ses cendres.
Le cocher lui tendit sa blague à tabac et reprit en fixant Axel :
– En tout cas, ce qui a mis nos agresseurs en fuite tout à l’heure, je puis vous le dire, ce ne sont pas nos armes. Non. C’est le regard de M. Métaz. Croyez-moi, vos yeux vairons, que j’avais remarqués sans rien dire, ont quelque chose d’effrayant pour ces gens superstitieux.
– C’est bien la première fois que mon défaut de vision est utile. Mais pourquoi ? dit Axel en riant.
– Savoir pourquoi est une autre affaire ! Mais celui qui vous a approché assez pour voir votre regard bicolore, qui n’était pas tendre à ce moment-là, a pâli et s’est retourné vers les autres. Il leur a crié un mot, un seul, et vous avez vu comment tous ont déguerpi. À mon avis, ils connaissent ce regard et ont des raisons bien à eux d’en avoir peur !
Axel, agacé, comme chaque fois qu’on évoquait son œil vairon, ne fit aucun commentaire et parut s’absorber dans la contemplation des flammes. Le cocher comprit la signification de ce silence et enchaîna :
» Ceux qui nous ont attaqués cet après-midi voulaient s’approprier nos chevaux. J’ai cru comprendre que le cheval de leur chef élu, qu’ils appellent un Bulebassa et qui a droit de vie et de mort comme juge suprême du groupe, était mort. Le Bulebassa a pour sceptre un long fouet, dont il se sert pour punir les fautifs. Il a le privilège d’aller à cheval, alors que les hommes vont à pied, les femmes et enfants en carriole, quand la tribu en possède. Or ces gaillards cherchaient à se procurer un cheval pour remplacer la défunte monture de leur Bulebassa. Naturellement, ils auraient aussi raflé tout ce qu’ils auraient pu nous prendre. J’ai cru comprendre qu’un des objets qu’ils convoitaient le plus était les lunettes de M e Chantenoz…
Tous se mirent à rire en voyant la mine scandalisée de Martin.
– Ça, alors ! Mes lunettes, dites-vous ! Vous faites bien de me prévenir. Moi qui me suis toujours opposé à toute violence, j’aurai désormais ma canne-épée prête à jaillir du fourreau. Au moindre geste d’un barbare vers mon nez, je l’embroche sans scrupule !
– Voilà qui est parlé, monseigneur ! Et, puisque vous êtes en si bonnes dispositions, acceptez-vous de prendre…, avec vos lunettes, le premier tour de garde ? proposa le cocher.
– Mais… bien sûr… Allez dormir. J’ouvrirai l’œil ! Et croyez-moi, un myope, avec ses lunettes sur le nez, y voit mieux que quiconque ! dit Martin Chantenoz.
La nuit fut calme et, au matin, la berline couverte de givre reprit la route, emportant le quatuor transi.
Après Brno, où ils passèrent, comme quelques jours plus tôt à Prague, une nuit confortable dans un bon hôtel, Armand demanda à Axel la permission de faire un court détour par Austerlitz. La permission fut accordée et Axel se réjouit de voir le site où, le 2 décembre 1805, s’était déroulée la bataille des Trois Empereurs. En arrivant sur le plateau où les Français avaient vaincu les Russes et les Autrichiens, tout le monde mit pied à terre.
– Il y aura vingt ans dans quelques jours, messieurs, dit Armand d’une voix émue, je me trouvais là-bas, dans ce petit val, avec le 10 e léger de Saint-Hilaire et le 4 e de ligne de Vandamme. Dans un brouillard à couper au couteau, nous attendions l’ordre de monter à l’assaut du plateau et du village de Pratzen, dont vous voyez le clocher. Le fameux soleil, que tous les raconteurs de batailles, bien en sécurité dans leur cabinet, ont ensuite qualifié de miraculeux, a bien failli se lever trop tôt ce jour-là. Quand nous avons chargé, à travers ces vignes gelées, nous n’étions pas fiers, croyez-moi. On nous avait heureusement
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