Rive-Reine
vérité ? demanda-t-il.
– Ces Bohémiens, ou Tsiganes, sont des nomades, des rustres, d’une résistance physique étonnante, insensibles au froid comme à la canicule qui sévit l’été dans ces plaines encaissées. C’est une race dont on ignore les origines. Certains disent qu’ils descendent des hordes venues d’Asie Mineure, d’autres qu’ils viennent des rives de l’Indus. J’en ai rencontré qui croyaient que leurs ancêtres avaient fui l’Égypte. D’ailleurs, en France on les nomme aussi souvent Égyptiens que Bohémiens. Ils parlent une langue secrète, qu’aucun étranger ne peut comprendre et qui varie d’un lieu à l’autre, car ils adaptent leur vocabulaire courant à la grammaire du pays où ils se trouvent. Ce sont des gens à l’esprit vif et d’une intelligence instinctive, qui surprend et déroute. Incapables de se fixer nulle part, ils vont en carrioles, au hasard des chemins. Ils s’arrêtent là où bon leur semble et, quand les villageois tolèrent leur présence pendant quelques jours, ils remercient en jouant de la flûte, du tambourin et font danser les jeunes au son d’une viole à neuf cordes aux miaulements plaintifs. Certains jouent passablement du violon et les femmes chantent des mélopées à vous tirer des larmes. On découvre souvent, quand ils ont quitté les lieux sans prendre congé, que manque à celui-ci une ou deux poules, à l’autre un chaudron, à cette fermière la lessive mise à sécher sur le pré, au maréchal-ferrant une demi-douzaine de fers à cheval ou un marteau ! Ils croient, semble-t-il, en un Dieu qui n’interdit pas le larcin quand il s’agit d’assurer la subsistance de l’homme, sa créature préférée ! Peuple étrange, en vérité, et qui ne manque pas de noblesse, que ces Tsiganes aux cheveux noirs, longs ou frisés, dont les femmes aux dents de hyène sont belles, luxurieuses et sauvages. Je les connais bien… Peut-être un jour vous dirai-je pourquoi, acheva, pensif, le cocher.
– Mais nous en avons croisé qui n’avaient pas l’air de mauvais bougres, fit remarquer Chantenoz.
– Les gens de ces régions distinguent plusieurs catégories de Tsiganes, tout en se méfiant de toutes. Les meilleurs d’entre eux viennent sans doute de Valachie ou de Moldavie. Ils ont fui l’esclavage que veulent perpétuer les petits princes valaques et les grands propriétaires hongrois. Certains sont braves, donnent un coup de main aux paysans au moment des récoltes. Ils volent, bien sûr, des pommes de terre et des poules, mais qui de nous, soldat, ne l’a pas fait ! Ce sont les Rudari. On connaît moins les Aurari, plus secrets. Ces derniers obtiennent parfois le droit, moyennant une redevance à un monastère ou à un hobereau local, de chercher l’or dans les rivières.
– En trouvent-ils beaucoup ? interrompit Chantenoz.
– Ça, nul le sait, mon bon maître. Mais ils aiment l’or et leurs femmes portent des sequins et des bracelets qui viennent bien de quelque part ! Il y a encore les Ursari, les montreurs d’ours, qui s’en vont à travers l’Europe présenter les animaux capturés, par là, dans les Carpates, et auxquels ils ont limé les dents et coupé les griffes, et aussi les Lingurari, qui fabriquent des écuelles et des cuillers de bois, qu’ils vendent aux villageois. Les plus civilisés, suivant nos façons, semblent être les Vatrassi, qui se fixent parfois en un lieu et y construisent des cabanes, comme s’ils allaient y demeurer longtemps.
– Ceux qui nous ont attaqués tantôt étaient, eux, de vrais bandits de grand chemin ! s’indigna Chantenoz d’un ton rogue.
– Ce sont les plus mauvais. On les nomme Laïessi. Ceux-là vivent en tribus indépendantes, je devrais dire en meutes, comme les loups. Ils sont fiers de leur sauvagerie et ne connaissent que la loi de la rapine. On les dit fétichistes, capables d’adorer une marmite, une carriole ou une pierre bizarre, élevée au rang de déesse. À seize ans, le Laïessi prend une cruche et va la casser aux pieds de la fille dont il a décidé de faire sa femme. Et tout est dit ! La cruche cassée, on est marié. Les enfants qui naissent appartiennent à la communauté, comme des objets. Qu’ils vivent ou meurent semble sans importance. D’ailleurs, il est fréquent de voir deux Laïessi qui se querellent saisir par les chevilles des enfants à leur portée et s’en servir comme massues pour se cogner
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