Rive-Reine
Juliane vint, de Genève, avec son père, pour le lancement de la barque dont elle était marraine. Quand elle vit son prénom, peint en lettres blanches de chaque côté de la proue et à la poupe du bateau, la jeune fille sauta au cou de son ami et porta le toast de circonstance.
– Je souhaite qu’elle vogue longtemps et loin, pour le renom de votre entreprise, dit-elle, émue, tandis qu’Axel tentait vainement de l’abriter sous un parapluie que le vent menaçait, à chaque instant, de retourner.
Car, à l’heure de la petite cérémonie, un violent orage avait éclaté. Le lac devint bientôt si houleux que les bateliers, sitôt la barque à l’eau, l’amarrèrent sans oser hisser les voiles. La journée se passa donc à Rive-Reine, autour d’un feu de bois, et au milieu de l’après-midi, le service des vapeurs étant suspendu à cause du mauvais temps, les Laviron montèrent à bord de la berline d’Axel, conduite par Pierre Valeyres, pour regagner Genève via Nyon, où ils passèrent la nuit. Il n’avait pas été question de monter à Belle-Ombre sous l’ondée et les rafales de la vaudaire. Juliane s’en montra d’autant plus déçue qu’Axel parut se résigner sans regret à la prudence imposée, d’après lui, par les intempéries.
Depuis la mort de Blanchod, Axel Métaz avait pris conscience avec plus d’acuité de l’écoulement inexorable du temps. Homme mûr, il venait de passer vingt-sept ans. Qu’avait-il fait de sa vie ? S’il disparaissait demain, quelle trace laisserait- il sur cette terre ? Il ne faisait que gérer des affaires qui, Guillaume ne manquait pas de le rappeler, ne lui appartenaient pas en propre. Sa seule satisfaction venait du spectacle lénifiant offert par le bonheur des autres. Sa mère et Fontsalte semblaient heureux de vieillir ensemble, dans l’aisance et la considération. Nadine et Nadette, ses amies d’enfance, paraissaient épanouies, même si leurs ménages « boitaient un peu », comme disait Pernette, parce que Nadette n’avait toujours pas d’enfant après six ans de mariage et que Nadine refusait d’en donner d’autres à son mari tant que sa sœur n’en aurait pas ! Mais c’était la petite Alexandra qui procurait à Axel des heures agréables et folâtres. Sa filleule, fille unique de Michel et Nadine Cornaz, allait sur six ans. C’était une adorable petite demoiselle, déjà minaudante et coquette, comme sa mère et sa tante. Axel était son dieu. Il avait réponse aux questions les plus saugrenues et disputait avec elle des parties de dames qu’elle gagnait toujours. Et puis, ce parrain, grand, fort, élégant, n’avait pas de femme prête à faire des remontrances. Il lui rapportait des cadeaux chaque fois qu’il se rendait à Genève et, à Rive-Reine, Pernette cuisait des bricelets et des merveilles que la fillette, gourmande, nappait de confiture.
Le fait qu’il fût depuis longtemps sans la moindre nouvelle d’Adrienne ajoutait, certains soirs de solitude, à la mélancolie du jeune homme. Il ne retrouvait un vrai plaisir viril de vivre qu’en escaladant les montagnes du Valais, pour chasser le chamois et le bouquetin avec Louis Vuippens et Fontsalte, ou quand il naviguait, seul sur le lac, au lever du soleil.
Oberman , dont il possédait maintenant une belle édition de 1804, était devenu son livre de chevet. L’auteur, Senancour, qui avait failli se noyer, autrefois, dans un torrent valaisan en montant seul au Grand-Saint-Bernard, le confortait dans le sentiment souvent éprouvé d’être, partout et toujours, un étranger.
Chantenoz, le seul être à qui Axel livrait parfois ses états d’âme, le disait atteint par le mal moderne qu’on nommait romantisme. Cette indisposition de l’âme, divorce avéré entre l’individu et le monde, incapacité de l’esprit à souscrire aux élans du cœur, propension à voir partout mensonge et duperie, Axel la ressentait : le héros geignard de Senancour la définissait pour lui.
Martin l’avait mis en garde contre cette affection de l’esprit, dont il avait lui-même longtemps souffert. Comme d’autres Suisses, Albert Stapfer, Ballanche, Roux-Bordier, le professeur était, certes, un admirateur de Senancour, mais il dénonçait la stérilité de la délectation morose, la démission par « à quoi bon », le gémissement sans cause, le désir sans objet. Au cours d’entretiens confiants, le mentor avait convaincu son ancien
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